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L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.

Femen : « [Ne] Couvrez [pas] ce sein [politique] que je […] saurais voir »

par Clara ETOUNGOU NGONO
Etudiante en Master Droit des libertés de l’UFR Droit
de l’Université de Caen Normandie

Affaire : Cour EDH, 13 octobre 2022, Bouton c. France, 22636/19

I – Textes

II – Contexte

L’article 10 de la Convention EDH garantit la liberté d’expression, tout en autorisant malgré tout des ingérences de l’Etat. Ces ingérences doivent être prévues par la loi et « nécessaires, dans une société démocratique, [notamment] à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». L’article 7 de la Convention prévoit le principe de légalité criminelle qui, selon la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après CEDH),  impose que les textes d’incrimination soient rédigés en termes clairs et précis (CEDH 1996, Cantoni contre France). La liberté de pensée, de conscience et de religion est consacrée par l’article 9 de la Convention. Au regard de ces textes, une militante Femen qui manifeste poitrine dénudée peut-elle être condamnée pour délit d’exhibition sexuelle incriminé par l’article 222-32 du code pénal français disposant que : « L’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. » ?

III – Analyse

Une militante du mouvement des Femen manifeste poitrine dénudée dans une église. Elle mime un avortement à l’aide d’un foie de bœuf pour dénoncer la position de l’Église à ce sujet. Elle est condamnée pour délit d’exhibition sexuelle à un mois d’emprisonnement avec sursis et à 2000 € en réparation du préjudice subi par l’église. Le moyen tiré d’une violation de la liberté d’expression est écarté au motif que l’atteinte à cette dernière devait être conciliée avec la protection des droits d’autrui (ici la liberté de religion). La chambre criminelle a en outre refusé de renvoyer une question prioritaire de constitutionnalité invoquant l’absence de précision de l’article 222-32 du code pénal, base des poursuites.   

La militante saisit la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Elle soutient notamment que sa condamnation pénale était contraire à l’article 10 de la Convention EDH. Elle prétend que l’ingérence de l’État n’était pas « prévue par la loi », au sens du second paragraphe de l’article 10, en raison de l’absence de clarté et prévisibilité des dispositions du code pénal et que sa condamnation n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » ni  proportionnée au but allégué par le gouvernement français. Elle estime que le caractère politique de son action aurait dû être pris en compte. Le gouvernement prétend que les trois conditions prévues par le § 2 de l’article 10 sont remplies : l’ingérence serait prévue par la loi, car la jurisprudence a précisé le délit en cause, elle poursuivrait un but légitime : « la nécessité de protéger la morale, l’ordre public et les droits d’autrui » et la condamnation était nécessaire dans une société démocratique car elle ne visait pas les idées défendues par la requérante, mais le délit d’exhibition sexuelle.

La CEDH constate qu’il y a bien eu ingérence dans la liberté d’expression de la requérante, car selon sa jurisprudence, les idées ou les opinions peuvent s’exprimer au travers de conduites ou de comportements et que la nudité en public peut être considérée comme l’une des formes de la liberté d’expression. Puis la Cour examine les conditions du second paragraphe de l’article 10. Elle considère que la première (« prévue par la loi ») est remplie grâce à l’apport de la jurisprudence et la faculté de consulter un avocat spécialisé. La deuxième condition, « un but légitime » à l’ingérence, est aussi respectée (ici la protection de la morale et des droits d’autrui, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales). Elle considère en revanche que la dernière condition (« nécessaire dans une société démocratique ») fait défaut. La CEDH rappelle que la liberté d’expression vaut aussi (et surtout) pour les idées « qui heurtent, choquent ou inquiètent », et que l’ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux ». Le juge interne doit s’assurer de la proportionnalité de l’ingérence avec le but légitime poursuivi. La Cour conclut à la violation de l’article 10 en se basant sur deux motifs essentiels. D’une part, le juge interne n’avait pas à mettre en balance deux libertés, car la requérante a été sanctionnée pour s’être dénudée en public, et non pour avoir porté atteinte à la liberté de conscience et de religion d’autrui, et il aurait dû tenir compte des mobiles s’inscrivant dans un débat d’intérêt général (ici l’avortement et le droit des femmes de disposer de leur corps). D’autre part, une peine d’emprisonnement, y compris avec sursis, ne peut sanctionner la liberté d’expression que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints. La peine n’était donc pas en l’espèce, « nécessaire dans une société démocratique ».

La Cour écarte ensuite le grief d’atteinte à l’article 7 de la Convention reposant sur l’imprécision et l’interprétation extensive du délit d’exhibition sexuelle, car en raison du constat de la violation de l’article 10, il n’y a pas lieu de l’examiner.

IV – Portée

Si cet arrêt est la première occasion pour la Cour de se prononcer sur les actions militantes des Femen, elle ne fait que reprendre sa jurisprudence relative à la liberté d’expression politique, à l’égard de laquelle elle est particulièrement protectrice. Elle avait déjà précisé dans l’arrêt de grande chambre Perinçek contre Suisse de 2014 que « l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place à des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général ». Dans l’arrêt Baldassi contre France de 2020, elle avait estimé qu’une ingérence de l’État dans ce cas doit être justifiée par des faits graves liés à l’expression d’idées politiques relevant de « l’appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance ».

La jurisprudence française avait déjà atténué son appréciation des actes militants des Femen. La chambre criminelle a admis que l’exhibition sexuelle pouvait être justifiée par la liberté d’expression dans un arrêt du 26 février 2020 (Cass. crim., 26 févr. 2020, n° 19-81827).  Si la Cour de Cassation persiste à considérer que le délit d’exhibition sexuelle est constitué quand bien même « l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle », elle estime qu’une appréciation in concreto des actes militants des Femen est nécessaire. La liberté d’expression politique peut ainsi être un fait justificatif de ce délit.

L’arrêt Bouton est donc une confirmation de la protection de la liberté d’expression politique par la CEDH. Cependant, cette protection n’est pas absolue et les actions militantes des Femen ne sont pas à l’abri d’une potentielle ingérence dans le cadre de l’article 10 § 2 de la Convention. En effet, la Cour s’appuie aussi sur la sévérité de la sanction pour justifier son constat de violation. Une sanction plus légère n’aurait potentiellement pas mené à la condamnation de l’État français. La Cour semble donc rejoindre la nouvelle position des juges français quant à une appréciation in concreto des actes militants des Femen.

On peut regretter que la Cour ne se soit pas prononcée sur la violation de l’article 7 de la Convention EDH. Un doute persiste sur la rédaction du délit d’exhibition sexuelle du code pénal français en des termes suffisamment clairs et précis tel qu’exige cet article.  En effet, l’article 222-32 du code pénal n’est pas plus précis que l’ancienne rédaction du harcèlement sexuel, censuré par le Conseil constitutionnel (Décision n° 2012-240 QPC).

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