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L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.

par Marie Harivel
Etudiante en Master 2 Droit des libertés
à l’Université de Caen Normandie

Affaire : Conseil Constitutionnel, décision n°2023-1069/1070 QPC du 24 novembre 2023

I. – Les textes

II. – Contexte

Les cahiers de doléances de 1789 comportaient de nombreuses protestations envers la justice du Roi, en raison de sa lenteur, de son coût et de son iniquité. En réaction, les révolutionnaires ont eu à cœur de rendre une justice « au nom du peuple français » et « pour le peuple français », en instituant les jurys populaires. La justice devenait alors une prérogative du peuple, signe d’une méfiance à l’égard des juges professionnels.

Depuis, deux tendances s’observent : soit une volonté de limiter le champ d’intervention du jury populaire, telle la loi du 25 novembre 1941 qui prévoyait une diminution du nombre de jurés ou encore la mise en place de cours d’assises spéciales sans jury en matière militaire, terroriste et politique (CPP art. 698-6, 702 et 706-25), soit une volonté d’étendre la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale instaurée par la loi du 10 août 2011 en matière correctionnelle.

Les cours criminelles départementales, créées à titre expérimental par la loi du 23 mars 2019, s’inscrivent dans la première tendance. En effet, elles sont composées de cinq juges professionnels, un président et quatre assesseurs (CPP, art. 380-17). Elles sont compétentes pour juger en premier ressort les crimes punis de 15 ou 20 ans de réclusion. Elles ont été généralisées le 1er janvier 2023 sur l’ensemble du territoire, hors Mayotte.

Le recul du jury populaire ne fait pas l’unanimité en doctrine et chez les praticiens qui contestent sa généralisation hâtive, craignent de perdre l’oralité et la contradiction des débats et lui reprochent d’éloigner les citoyens de la justice.

Dans ce contexte, le Conseil Constitutionnel a été saisi d’une QPC alléguant que l’intervention du jury populaire constituerait un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR). Pour qu’il y ait reconnaissance d’un tel principe, celui-ci doit énoncer une règle d’un degré suffisant de généralité et d’importance et concerner des domaines essentiels pour la vie de la Nation, comme les droits et libertés fondamentaux, la souveraineté nationale ou l’organisation des pouvoirs publics (Cons. const., 14 janv. 1999, n° 98-407 DC). Le principe doit se rattacher au moins à une législation d’un régime républicain antérieur à 1946 (Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC) et doit avoir fait l’objet d’une application continue (Cons. const., 20 juill. 1988, n° 88-244 DC).

III. – Analyse

La Chambre criminelle a transmis au Conseil deux questions prioritaires de constitutionnalité relatives aux cours criminelles départementales (Cass. crim., 20 sept. 2023, n°23-84.320 ; Cass. crim., 20 sept. 2023, n°23-90.010), notamment aux articles 380-16 al.1 et al.3, 380-17 et 380-19 1°, 2°, 3° et 4° du code de procédure pénale. Deux griefs sont soulevés par les requérants. D’une part, ils allèguent de la violation d’un PFRLR ou à défaut d’un principe à valeur constitutionnelle consacrant l’intervention du jury en matière criminelle, méconnu par l’existence d’une juridiction composée exclusivement de magistrats professionnels. D’autre part, ils invoquent une méconnaissance du principe d’égalité devant la loi et la justice créée par la différence de traitement entre les accusés renvoyés devant une cour d’assises ou une cour criminelle, les règles applicables n’étant pas totalement les mêmes devant ces deux juridictions.

En premier lieu, le Conseil considère que l’intervention du jury en matière criminelle ne remplit pas les critères d’un PFRLR, en appliquant son raisonnement constant, selon lequel une tradition républicaine ne vaut pas PFRLR (Cons. const., 17 mars 2013, n°2013-669). Il affirme que les infractions de droit commun n’ont jamais été définies par un texte et se réfère à trois législations relatives à des infractions militaires et politiques pour prouver l’existence de dérogations (lois des 24 févr. 1875, 9 mars 1928 et 13 janv. 1938).

En second lieu, le Conseil estime que les principes d’égalité devant la loi et devant la justice sont respectés par les dispositions en cause. Des différences de traitement procédurales sont possibles si elles n’opèrent pas de distinctions injustifiées et si des garanties égales sont assurées aux justiciables (art. 6 DDHC). La différence de situation entre les accusés jugés par une cour d’assises et ceux jugés par une cour criminelle départementale est justifiée par la nature des faits reprochés et les circonstances exigées. Les juridictions présentent les mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité.

Toutes les dispositions contestées sont donc conformes à la Constitution.

IV. – Portée

Depuis 1971, le Conseil constitutionnel n’a reconnu qu’une dizaine de PFRLR, intégrant dans le bloc de constitutionnalité des principes tels que la liberté d’association (Cons. const., 16 juill. 1971, n°71-44 DC), les droits de la défense (Cons. const., 2 déc. 1976, n°76-70 DC), la liberté individuelle (Cons. const., 12 janv. 1977, n°76-75 DC), la liberté d’enseignement (Cons. const., 23 nov. 1977, n°77-87 DC), la liberté de conscience (Cons. const., 23 nov. 1977, n°77-87 DC), l’indépendance de la juridiction administrative (Cons. const., 22 juill. 1980, n°80-119 DC), l’indépendance des enseignants-chercheurs (Cons. const., 20 janv. 1984, n°83-165 DC), la compétence exclusive de la juridiction administrative dans le contentieux de l’annulation et de la réformation des actes administratifs mettant en œuvre des prérogatives de puissance publique (Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC), la compétence de la juridiction judiciaire en matière d’atteinte à la propriété privée immobilière (Cons. const., 25 juill. 1989, n°89-256 DC), l’existence d’une justice pénale des mineurs (Cons. const., 29 août 2002, n°2002-461 DC) et la survivance d’un droit local propre aux départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle (Cons. const., 5 août 2011, n° 2011-157 QPC).

Par cette décision, le Conseil Constitutionnel reconnaît une nouvelle fois l’importance de l’intervention du jury en matière criminelle (Cons. const., 3 sept. 1986, n°86-213 DC), sans lui accorder de valeur constitutionnelle. Il confirme ainsi qu’il n’est pas prêt à s’engager sur la voie de la reconnaissance de nouveaux PFRLR et qu’il reste souverain dans l’application de ce qui s’avère être un faisceau d’indices plutôt que des critères indérogeables. En effet, alors que le Conseil a reconnu certains PFRLR ne remplissant pas l’ensemble des critères (Cons. const., 23 nov. 1977, n° 77-87 DC), il n’a pas choisi de le faire avec l’intervention du jury en matière criminelle.

Un autre argument, conciliant la cour criminelle et le jury aurait pu être avancé. En effet, à la différence de ce qu’il en est pour les cours d’assises spéciales sans jury, la réforme ne supprime le jury qu’en premier ressort, l’appel étant porté devant une cour d’assises d’appel. Ainsi, en appel, l’accusé verra son affaire examinée par un jury, ce qui peut inciter les condamnés à exercer systématiquement cette voie de recours.

En refusant de donner une valeur constitutionnelle au jury populaire, le Conseil rend possible sa limitation voulue par le législateur et consacre une cour criminelle qui ne répond pas à ses objectifs, qui étaient, selon l’exposé des motifs de la loi, la diminution du temps d’audience et l’évitement de la correctionnalisation de certains crimes, en particulier le viol. En effet, si une légère diminution des temps d’audience (12 %) a été constatée, la hausse du taux d’appel annule ce profit.Par la crainte d’accroître le contentieux criminel et d’engorger les juridictions d’appel, aucune amélioration significative n’a été observée en matière de correctionnalisation.

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