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Jean-Manuel Larralde
Professeur de droit public à l’Université de Caen Normandie
Centre de recherches sur les Droits Fondamentaux et les Evolutions du Droit (EA 2132)

Cour EDH, 9 novembre 2021, Špadijer c/ Monténégro (n° 31549/18)

Le défaut de prise en charge globale d’une situation de harcèlement professionnel et la mauvaise appréciation du contexte peuvent « constituer une violation des obligations positives de l’Etat au titre de l’article 8 de la Convention » (§ 101).

On sait que la Cour européenne des droits de l’Homme a développé depuis plusieurs années une jurisprudence exigeante visant à rappeler aux autorités pénitentiaires nationales que les prisons ne peuvent être des zones où règne une situation de violence endémique. Comme le précise l’arrêt Azzolina et a. c/ Italie, les personnes privées de leur liberté ne peuvent en aucun cas être traitées « comme des objets aux mains de la puissance publique », ni vivre « pendant toute la durée de leur détention dans un lieu de « non-droit » où les garanties les plus élémentaires (sont) suspendues » (n° 28923/09 et 67599/10, § 134). Mais cette jurisprudence de la Cour ne s’était jusqu’à présent déployée qu’à l’égard des personnes privées de leur liberté, afin de les protéger contre les violences, brimades ou humiliations, occasionnées par les détenus entre eux, ou dues à des débordements du personnel de surveillance.

L’arrêt Špadijer c/ Monténégro revêt à cet égard un caractère singulier, car il concerne une gardienne de prison victime de brimades. La requérante, alors cheffe de quart dans une prison pour femmes, a dénoncé cinq de ses collègues pour un incident qui avait permis à des gardiens de prison masculins d’entrer dans la prison, l’un d’entre eux ayant eu des « contacts physiques » avec deux détenues. Après cette dénonciation, Mme Špadijer a reçu des menaces téléphoniques, suivies de déprédations sur son véhicule personnel. La plainte déposée n’a pas été suivie d’effet. Si les agissements de ses collègues ont conduit à des sanctions professionnelles, les intimidations ont continué, la requérante se faisant notamment insulter par un des participants à l’incident. Peu soutenue par la direction de son établissement pénitentiaire, elle a saisi les juridictions monténégrines, qui tout en reconnaissant qu’elle souffrait d’un stress post traumatique, n’ont pas accédé à ses requêtes. Alors que la procédure était en cours, elle a été attaquée, battue et avertie par un agresseur inconnu. Mme Špadijer a fini par prendre sa retraite pour raisons de santé.

D’un point de vue procédural, l’affaire Špadijer c/ Monténégro peut surprendre a priori, car alors que la requérante évoquait des violations des articles 3 (prohibition de la torture et des traitements inhumains et dégradants), 6 (droit au procès équitable), 13 (droit à un recours effectif) et 8 (droit à la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour ne retient une violation que de cette dernière disposition, dont l’objet paraît pourtant assez éloigné des faits de l’affaire. Il s’agit en fait de l’application d’une ligne jurisprudentielle bien connue : refusant de définir de manière exhaustive le contenu de l’article 8 de la Convention, la Cour de Strasbourg estime que « le respect de la vie privée doit aussi englober, dans une certaine mesure, le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables » (Niemietz c/ Allemagne, 16 décembre 1992, n° 13710/88), ce qui inclut notamment les activités professionnelles (Sidabras et Džiautas c/ Lituanie , 27 juillet 2004, n° 55480/00 et 59330/00). En l’espèce, la Cour considère le lien entre les incidents et la réaction déficiente des autorités compétentes, d’une part, et les problèmes psychologiques de la requérante, d’autre part. Or, les États ont le devoir de protéger l’intégrité physique et psychologique des individus contre les tiers, y compris en mettant en place un cadre juridique approprié (§ 89). Ce sont des défaillances cumulées des autorités monténégrines qui ont généré la violation de l’article 8 : les plaintes de la victime pour harcèlement moral ont été traitées de manière sommaire et certains incidents individuels évoqués n’ont même pas du tout été examinés. Par ailleurs, la réaction des procureurs a été trop lente, ce qui a privé la requérante de la possibilité de faire avancer son dossier. De plus, s’il existe bien en droit interne des recours hiérarchiques contre les brimades professionnelles, ceux-ci n’ont en pratique pas fonctionné, pas plus que le processus de médiation ou le recours civil ou pénal. L’arrêt permet enfin à la Cour de rappeler que les lanceurs d’alerte peuvent également exister dans le domaine pénitentiaire. En dénonçant les agissements de ses collègues, Mme Špadijer pouvait être vue comme une potentielle lanceuse d’alerte, qui, en conséquence, nécessitait une « protection spéciale » de son employeur (§ 90, reprenant ici la solution générale de l’arrêt de Grande chambre Guja c/ Moldavie du 12 février 2008, n° 14277/04).

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