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Affaire : Cons. const., décision n°2024-1117/1118 QPC du 17 janv. 2025, Andrei I
Dans son acception stricte de l’article 11 de la Déclaration de 1789, la liberté d’expression garantit à tous les citoyens la possibilité de parler, écrire, imprimer librement. À ce titre, le Conseil constitutionnel la considère comme l’un des fondements indispensables à une société démocratique (Cons. const., déc. n° 94-345 DC, 29 juill. 1994, cons. 5). Néanmoins, des limitations peuvent être édictées par le législateur à l’encontre de ceux qui abuseraient de ce principe de valeur constitutionnelle, qui doivent néanmoins être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi. Il s’agit surtout d’incriminations pénales. Sur la forme, elles relèvent de la compétence du législateur au sens de l’article 34 de la Constitution de 1958. Sur le fond, elles sont soumises au principe de légalité des délits et des peines de l’article 8 de la Déclaration de 1789, dont découle l’obligation de clarté de la loi pénale (Cons. const., déc. n°80-127 DC, 20 janv. 1981, cons. 7) afin d’exclure l’arbitraire.
Le Conseil constitutionnel était amené par la présente à analyser la conformité de l’article 413-4 du Code pénal qui incrimine le délit de participation à une entreprise de démoralisation de l’armée. La décision s’intéresse particulièrement à la notion de « démoralisation », pour laquelle les requérants soutenaient que l’absence de définition légale claire contrevenait au principe de légalité des délits et des peines et à la liberté d’expression, en raison de l’imprécision de l’étendue de l’incrimination.Â
À l’origine de la décision de contrôle a posteriori commentée sont en cause deux personnes ayant été interpellées – puis placées en détention provisoire – sur le fondement de l’infraction d’entreprise de démoralisation de l’armée en vue de nuire à la Défense nationale, pour avoir reproduit sur la façade d’un immeuble occupé par un journal français plusieurs dessins de cercueils accompagnés des mentions « Soldats français en Ukraine » et « Stop the death now, Mriya Ukraine » (Mriya signifie « rêve » en ukrainien).
La première question portait sur le point de savoir si l’article 413-4 du Code pénal est conforme au principe de légalité des délits et des peines, eu égard à l’absence de définition légale précise du terme de « démoralisation » employé par le législateur ; sont en jeu le respect de la légalité criminelle et l’arbitraire que sa violation est susceptible d’emporter. Comme le soulignent les requérants, nous sommes en présence d’une infraction qui n’est pas définie par le législateur, ni par la doctrine, ni par le juge. Cette absence de clarté a justifié le caractère sérieux de la question et sa transmission au Conseil constitutionnel, alors même que la Cour de cassation se montre exigeante quant au renvoi d’une QPC fondée sur l’imprécision de la loi pénale (Cass. crim., 27 juin 2023, n°23-81.505).
Pour mener son analyse, le Conseil constitutionnel se réfère aux travaux parlementaires de la loi ayant institué cette disposition, à la recherche de l’intention du législateur pour interpréter la norme objet de son contrôle. Une telle référence conduit le plus souvent à une décision de conformité ; la preuve en est, les Sages rejettent l’argument du requérant et précisent la volonté du législateur en édictant les éléments constitutifs. La démoralisation est une infraction collective, constituée par « l’organisation coordonnant ses efforts dans le but d’amoindrir l’engagement des forces armées dans l’exercice de leurs missions », elle se caractérise par des actes matériels collectifs et un dol spécial d’intention de nuire à la Défense nationale.
Le deuxième enjeu de cette décision réside dans la caractérisation, ou non, d’une atteinte portée par l’article 413-4 du Code pénal à la liberté d’expression, en ce qu’il constituerait une ingérence trop importante à l’exercice de celle-ci. Pourtant, le Conseil évince cette prétention en opérant un contrôle de proportionnalité qui met en balance d’une part la liberté d’expression, et d’autre part, l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’ordre public (Cons. const., déc. n° 82-141 DC, 27 juill. 1982, cons. 5), associé à l’exigence constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation. Ce principe, qui en vérité cache un objectif de valeur constitutionnelle sans en porter le nom, est issu de la jurisprudence du Conseil relative à la protection du secret défense (Cons. const., déc. n°2011-192 QPC, 10 nov. 2011, Mme Ekaterina B, cons. 20 et 22) ; cette assise constitutionnelle impose de le concilier d’autres droits et libertés de même valeur.
Sans développer son analyse, le Conseil constitutionnel affirme la conformité de l’article 413-4 du Code pénal à la Constitution, en se fondant sur la définition qu’il tire du délit d’entreprise de démoralisation de l’armée et en faisant prévaloir la protection de l’ordre public et de la Défense nationale.
Le contrôle opéré par le Conseil dans la conciliation des intérêts et les imprécisions tenant à la définition de l’infraction emportent quelques réserves sur la portée de cette décision.
En l’espèce, la mobilisation de l’ordre public laissait entrevoir deux possibilités : l’ériger en condition d’exercice des libertés (Cons. const., déc. n° 85-187 DC, 25 janv. 1985, cons. 3), ou faire de lui un moyen de justification des restrictions d’exercice des libertés en vue de garantir la sécurité et l’intégrité des personnes et des biens. Mais c’est pour limiter la liberté d’expression que la notion a été déployée par le Conseil constitutionnel.Â
Or, une telle analyse est discutable. En effet, on pourrait voir par la présente décision une hiérarchisation morale des trois normes constitutionnelles en présence par le Conseil, qui a choisi de faire primer l’intérêt collectif de défendre la Nation au détriment des intérêts individuels d’expression et de communication des idées et des opinions. De plus, l’approche libérale de la liberté d’expression qui était celle du Conseil constitutionnel il y a trente ans semble lointaine ; il n’est plus question de conciliation avec les autres droits et libertés, (Cons. const., déc. n° 84-181 DC, 11 oct. 1984, cons. 37) mais des incriminations que le législateur peut édicter.Â
En outre, l’argument selon lequel l’article 413-4 du Code pénal n’a pas pour effet de faire obstacle à la liberté d’expression ne convainc pas. La définition superficielle de la démoralisation ne permet pas de préciser les contours de cette infraction, les supports ou les propos incriminés ; en effet, l’emploi de la force armée et la remise en cause de son bien-fondé relèvent d’un débat public, qui, en l’absence de précisions, pourrait s’analyser comme une entreprise collective.
Par ailleurs, cette décision semble participer à l’incohérence de la jurisprudence constitutionnelle relative à l’appréciation de la légalité des incriminations pénales. Si le Conseil sait se montrer parfois sévère quant à l’exigence de clarté suffisante des textes (Cons. const., déc. n°2006-540 DC, 27 juill. 2006, cons. 9 et 10 ; n°2012-240 QPC, 4 mai 2012), il lui arrive, comme en l’espèce, de livrer une position plus prudente en ne relevant pas les imprécisions légales, laissant à craindre un risque d’arbitraire. Désormais, puisque l’infraction d’entreprise de démoralisation, que l’on pouvait penser obsolète en raison de l’extrême rareté du contentieux, a été précisée par le Conseil constitutionnel, reste à voir si elle a vocation à être davantage mobilisée par les autorités et à quelles fins.
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