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L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.

par Emma QUENOT
Etudiante en Master 2 Droit des libertés
à l’Université de Caen Normandie

Affaire : CJUE, 21 septembre 2023, ADDE et autres, C-143/22

I. – Textes

II. – Contexte

L’actuel contexte européen est marqué par des enjeux majeurs liés à la gestion des frontières, à la sécurité intérieure et à la migration. L’Europe a été confrontée ces dernières années à une série de crises migratoires qui ont mis en lumière la nécessité de mettre en œuvre une politique migratoire cohérente et efficace au niveau de l’Union européenne, tout en respectant les droits fondamentaux des personnes en situation irrégulière.

Dans ce contexte, certains États membres (E-M) ont réintroduit temporairement des contrôles aux frontières intérieures de l’Union européenne (UE) sur le fondement de l’article 25 du Code frontières Schengen (CFS) en raison de menaces perçues pour l’ordre public ou la sécurité intérieure. C’est le cas de la France qui, depuis 2015, a réinstauré les contrôles à ses frontières intérieures. Cette mesure a soulevé des préoccupations quant à son impact sur la libre circulation des personnes au sein de l’espace Schengen et sur les droits des migrants, notamment en ce qu’elle permet des refus d’entrée sur le fondement de l’article 14 du CFS. La protection des droits fondamentaux des migrants en situation irrégulière est devenue une question cruciale.

A ce titre, la directive 2008/115/CE établit des garanties pour les ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier en tenant compte de leur vie familiale, état de santé, de l’intérêt supérieur de l’enfant et du principe de non-refoulement. Elle impose des délais pour quitter volontairement le territoire, précise les conditions de détention, et exige que l’éloignement forcé ne soit réalisé qu’en dernier recours, lorsque le CFS, lui, permet des procédures de retour simplifiées.

III. – Analyse

Dans cette affaire, les associations requérantes contestent devant le Conseil d’Etat (CE) les dispositions de l’article L. 332-3 du CESEDA permettant l’adoption de décisions de refus d’entrée aux frontières intérieures sur lesquelles des contrôles ont été réintroduits alléguant une méconnaissance de la directive 2008/115. ll s’agit, pour la France, de réaffirmer son régime de refus d’entrée depuis un autre Etat-membre en cas de rétablissement temporaire des contrôles à ses frontières intérieures.

A cette occasion, le CE décide, sur le fondement de l’article 267 du TFUE, de poser la question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) afin de déterminer si, en cas de réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures conformément au CFS, l’étranger en provenance directe du territoire d’un Etat partie à la Convention de Schengen peut se voir opposer une décision de refus d’entrée, lors des vérifications effectuées à cette frontière, sur le fondement de l’article 14 de ce Code, sans que soit applicable la directive 2008/115.

Le Gouvernement français soutient que l’application des normes et procédures communes prévues par la directive 2008/115 est de nature à rendre impossible le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure.

Dans le cadre de cette réintroduction des contrôles aux frontières intérieures, la CJUE affirme qu’il est prévu, par l’article 32 du CFS, que les dispositions pertinentes applicables aux frontières extérieures s’appliquent en procédant aux adaptations nécessaires. En ce sens, l’article 14 du CFS correspondant aux frontières extérieures concernant les refus d’entrée trouve à s’appliquer.

La CJUE rappelle ensuite que la directive 2008/115 s’applique, en principe, dès qu’un ressortissant de pays tiers se trouve en séjour irrégulier sur le territoire d’un E-M. Elle considère que cela vaut pour la personne appréhendée sur le territoire d’un E-M à la suite d’un franchissement illégal de la frontière intérieure, comme pour celle qui s’y présente sans l’avoir encore franchie.

La Cour explicite les exceptions de l’article 2§2 de la directive 2008/115 justifiant l’exclusion de son champ d’application, permettant ainsi des procédures de retour simplifiées, notamment lorsque le ressortissant concerné fait l’objet d’une décision de refus d’entrée, ou a été arrêté ou intercepté par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier d’une frontière extérieure, et n’a pas obtenu, par la suite, d’autorisation ou de droit de séjourner. A ce titre, elle rappelle qu’il ressort de sa jurisprudence (CJUE, 19 mars 2019, Arib e.a., C-444/17) que ces exceptions se rapportent exclusivement au franchissement d’une frontière extérieure et non pas d’une frontière commune des E-M faisant partie de l’espace Schengen, même dans le cadre d’une réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures.

Ainsi, la CJUE affirme que l’article 2§2 de la directive 2008/115 ne permet pas aux E-M de soustraire des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier du champ d’application de celle-ci au motif de leur entrée irrégulière par une frontière intérieure, et ce, peu importe que ce soit un franchissement illégal de la frontière ou un refus d’entrée.

La CJUE clarifie ainsi qu’un ressortissant de pays tiers se présentant à un point de passage frontalier d’un Etat-membre en provenance d’un autre Etat membre, et ne remplissant pas les conditions d’entrée, peut se voir opposer une décision de refus d’entrée en cas de rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures. Cependant, cette application doit respecter les normes et procédures de la directive 2008/115, notamment en ce qui concerne l’éloignement.

IV. – Portée

Cet arrêt revêt une importance significative dans le contexte actuel de la gestion des frontières et de l’immigration au sein de l’UE.

La décision de la Cour n’est guère novatrice quant à sa façon de raisonner sur l’interprétation de l’article 2§2 de la directive 2008/115 puisqu’elle a déjà pu juger qu’il découle du CFS qu’une frontière intérieure sur laquelle des contrôles ont été réintroduits par un E-M n’équivaut pas à une frontière extérieure, au sens du même code (CJUE, 19 mars 2019, Arib e.a., C-444/17). Il était difficile d’imaginer une interprétation autre lorsque la disposition parle explicitement de “frontière extérieure”.

Cependant, cette décision a une résonance particulière puisque la Cour prend formellement position sur le droit applicable à un ressortissant d’un pays tiers faisant l’objet d’un refus d’entrée après s’être présenté à une frontière commune à la suite de la réintroduction du contrôle aux frontières intérieures, alors qu’elle laissait planer une ambiguïté jusque là.

De ce fait, l’application affirmée de la directive dans le cadre de la mise en place de l’article 25 du CFS, peu importe le point d’accès à la frontière intérieure, concourt à plus de garanties concernant les droits fondamentaux des ressortissants en séjour irrégulier en permettant que celui-ci ne soit pas éloigné plus aisément du territoire comme il aurait pu l’être s’il avait été intercepté à une frontière extérieure en application du même Code, et ainsi éviter les refoulements massifs.

La CJUE rappelle l’équilibre entre les impératifs de sécurité nationale et les obligations de l’UE en matière de respect des droits des personnes en situation irrégulière, fournissant ainsi des lignes directrices importantes pour les E-M de l’UE dans la gestion de leurs frontières intérieures tout en respectant les normes européennes en matière de droits fondamentaux et d’immigration.

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