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L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.

Affaire : Arrêt CEDH, 24 octobre 2024, Eckert c. France, n°56270/21

I- Textes

II- Contexte

L’article 11 de la Conv. EDH garantit à toute personne la liberté de réunion pacifique et d’association, incluant notamment le droit de manifester pacifiquement. Toutefois, des restrictions à cette liberté peuvent être admises à condition qu’elles remplissent trois critères cumulatifs : avoir une base légale, poursuivre un ou plusieurs buts légitimes et être nécessaires dans une société démocratique, à savoir être proportionnée.

En droit interne, l’article L.211-4 du CSI confère aux autorités de police la possibilité d’interdire une manifestation, si elles estiment que celle-ci est susceptible de troubler l’ordre public. Tout manquement est constitutif d’une contravention de 4ème classe (CP art. R. 644-4). Une telle incrimination est-elle compatible avec l’article 11 de la Conv. EDH ? Telle est la question posée en l’espèce.

III- Analyse

Le 11 mai 2019, dans le cadre des manifestations des gilets jaunes, la requérante fut verbalisée pour participation à une manifestation interdite par arrêté puis condamnée à une amende de 135 euros. Estimant que cette sanction portait atteinte à ses libertés d’expression et de réunion pacifique, elle la contesta, sans succès, devant les juridictions internes, avant de saisir la Cour européenne.

La requête invoque une violation des articles 10 (liberté d’expression) et 11 de la Conv. EDH. Elle soutient que l’incrimination de la participation à une manifestation interdite, prévue par l’article R.644-4 du CP, manque de clarté et de prévisibilité et que les garanties contre l’arbitraire d’une condamnation sont insuffisantes. La Cour toutefois examine la requête sous le seul angle de l’article 11, considéré comme une lex specialis par rapport à l’article 10 (CEDH, 26 avr. 1991, Ezelin c. France, n°11800/85).

Sur la recevabilité, la Cour rappelle que le droit à la liberté de réunion pacifique ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs ont des intentions violentes.A contrario, une personne dont les intentions ou le comportement demeurent pacifiques ne cesse pas de jouir de ce droit au simple motif que d’autres commettraient des actes de violence sporadiques ou d’autres actes répréhensibles au cours de la manifestation. En l’espèce, la requérante n’ayant pas d’intentions violentes, sa requête est recevable.

Sur le fond, la Cour examine si l’ingérence contestée répond aux trois conditions précitées. Quant à la première, elle vérifie que la restriction a une base légale accessible au justiciable et prévisible quant à ses effets (CEDH, 15 oct. 2015, Kudrevičius et autres c. Lituanie, n° 37553/05) et que le droit interne offre des garanties contre d’éventuelles atteintes arbitraires résultant de l’ingérence. Elle examine à cet égard l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir confié aux autorités (CEDH, 17 févr. 2004, Maestri c. Italie, n° 39748/98). En l’espèce, elle considère que l’article et l’arrêté litigieux constituent une base légale clairement accessible et prévisible malgré le renvoi de l’article R.644-4 du CP à l’article L.211-4 du CSI. Elle estime aussi que le droit interne offre des garanties suffisantes contre le risque d’arbitraire associé à l’article R.644-4 du CP, pour deux raisons : d’une part, la possibilité d’interdire une manifestation est encadrée par le CSI et la jurisprudence, d’autre part, le droit interne offre deux voies pour contester la légalité et la proportionnalité d’une interdiction de manifester, devant le juge administratif et devant le juge pénal. Quant à la deuxième condition, la Cour considère que la restriction poursuit des buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre public, la prévention des infractions et la protection des droits d’autrui. Quant à la troisième condition, la Cour vérifie que l’ingérence est proportionnée aux buts poursuivis et que les motifs invoqués par le défendeur pour la justifier sont pertinents et suffisants (CEDH, 15 oct. 2015, Kudrevičius et autres c. Lituanie, n° 37553/05). En l’espèce, elle examine si les justifications liées à l’interdiction de manifester et à la nécessité de la sanction sont pertinentes et suffisantes. Sur l’interdiction de manifester, la Cour retient qu’elle avait été décidée en raison de précédents incidents liés aux manifestations des gilets jaunes ; que le rassemblement n’avait pas été déclaré au préalable ; et que l’interdiction était limitée dans le temps et l’espace. Sur la nécessité de la sanction, la Cour rappelle que les États peuvent sanctionner les participants à une manifestation interdite, sous réserve que cette sanction soit conventionnelle (CEDH, 15 oct. 2015, Kudrevičius et autres c. Lituanie, n° 37553/05). En l’espèce, la Cour observe que la requérante a été invitée à quitter les lieux. Suite à son refus d’obéir, elle a fait l’objet d’un contrôle d’identité et d’une amende, sans que les forces de l’ordre n’aient exercé de violence. La Cour souligne que la sanction imposée à la requérante était une « simple amende dun montant de 150 EUR, soit une peine légère, de nature strictement pécuniaire et dune sévérité modérée » (pt. 75).

La Cour conclut en conséquence que l’ingérence répondait à un besoin social impérieux, que les motifs la justifiant étaient pertinents et suffisants, et que la mesure était proportionnée aux buts légitimes poursuivis. La France n’a donc pas violé l’article 11 de la Convention.

IV- Portée

L’intérêt de l’arrêt concerne la recevabilité de la requête et la conventionnalité du mécanisme d’incrimination par renvoi à une autre norme.

Sur la recevabilité, en retenant que l’article 11 protège, par principe, les membres des manifestations des Gilets jaunes, dès lors qu’ils n’exercent pas de violences, la Cour tranche le débat relatif à la qualification juridique de ce mouvement. En effet, la qualification juridique de ces personnes a suscité de nombreux débats. Certains les percevaient uniquement comme des criminels, tandis que d’autres les considéraient comme des citoyens exprimant des revendications sociétales.

Sur l’incrimination par renvoi opérée par l’article R 644-4 du code pénal, en jugeant que le mécanisme n’est pas contraire à l’exigence de clarté découlant du principe de légalité de l’ingérence, la Cour confirme sa conventionnalité. Pour elle, ce qui importe est que les normes litigieuses, lues conjointement, permettent au justiciable de déterminer si son comportement est de nature à engager sa responsabilité pénale. La consécration de ce mécanisme n’est pas nouvelle, le Conseil constitutionnel en ayant reconnu la constitutionnalité en matière pénale (CC, QPC, 11 févr. 2022, M. Nicolas F. et autre, n° 2021-967/973).

En jugeant ainsi, la Cour fait preuve d’un certain laxisme quant à l’exigence de clarté. Le principe de légalité criminelle, garanti par l’article 7 de la Conv. EDH, exige que les infractions soient clairement définies par la loi, de manière à ce qu’un individu puisse savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente, quels actes sont susceptibles d’engager sa responsabilité (CEDH, 30 mars 2004, Radio France c. France, n° 53984/00). Or, en reconnaissant que le mécanisme de renvoi ne contrevient pas à cette exigence, la Cour nie la technicité de la matière pénale et les difficultés pour un non-initié à déterminer si un comportement est répréhensible. Dans le cas présent, il s’agit d’une simple contravention. Mais si l’incrimination avait concerné un délit passible d’emprisonnement, la Cour aurait-elle jugé que le mécanisme de renvoi respectait encore l’exigence de clarté ? De même, si le texte incriminé avait renvoyé à deux ou plusieurs normes, cette exigence aurait-elle été satisfaite ?

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