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L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et le Master Droit des libertés de l’UFR Droit de l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.

Deliveroo

Protection des travailleurs de plateforme : le Conseil constitutionnel valide le cumul des sanctions pénales et sociales

par Louise BRAULT
Etudiante en Master Droit des libertés de l’UFR Droit
de l’Université de Caen Normandie

Affaire : Cons. const., décision 2021-937 QPC du 7 octobre 2021, Société Deliveroo

I.- Textes

II.- Contexte

Le statut des travailleurs de plateforme (Uber, Deliveroo…) agite la jurisprudence : sont-ils des travailleurs indépendants ou des salariés ? Ces plateformes concluent des contrats de prestation de services avec leurs travailleurs, alors que ceux ci présentent souvent les critères d’un contrat de travail. Cela leur permet ainsi d’échapper notamment au paiement des cotisations sociales et donc de trouver de la main d’oeuvre à moindre coût. Or, dès lors que le contrat est requalifié en contrat de travail, la plateforme, requalifiée employeur, tombe sous le coup du délit de travail dissimulé. L’article L. 8224-5 du code du travail (ci après « C. trav. ») punit cette infraction commise par les personnes morales d’une peine d’amende, outre la confiscation du produit de l’infraction (égal à l’économie réalisée par la fraude), d’une peine de dissolution et de peines complémentaires. Ces mêmes faits sont également poursuivis et sanctionnés par les organismes de sécurité sociale sur le fondement de l’article L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale (ci après « CSS »), qui assortit de majorations complémentaires égales à 25 ou à 40 %, le montant des cotisations et contributions sociales mises en recouvrement à l’issue d’un contrôle ayant conduit à la constatation du délit.

Cette dualité de sanctions, pénales et sociales, pose la question de sa conformité à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 (ci-après « DDHC »), relatif au principe de nécessité et de proportionnalité des peines, et au principe ne bis in idem. C’est en ce sens qu’une QPC a été renvoyée au Conseil constitutionnel par la Chambre criminelle (Cass. Crim. 29 juin 2021).

III. Analyse

La société Deliveroo est poursuivie du chef de travail dissimulé. Elle soutient que l’application cumulative des dispositions contestées « peut conduire à ce qu’un employeur soit poursuivi et sanctionné deux fois pour les mêmes faits de travail dissimulé », méconnaissant ainsi les principes constitutionnels précités.

Le Conseil Constitutionnel écarte le grief tiré de la méconnaissance de l’article 8 DDHC et déclare les articles L. 8224-5 du code du travail et L. 243-7-7 du code de la sécurité sociale conformes à la Constitution. Pour cela, le Conseil rappelle son considérant de principe en matière de cumul de poursuites et de sanctions (consid. 6), énonçant trois règles. Premièrement, les principes consacrés par l’article 8 DDHC « ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s’étendent à toute sanction ayant le caractère d’une punition. ». Puis, ces principes ne s’opposent pas à un cumul de poursuites pour les mêmes faits si les sanctions sont de nature différente en application de corps de règles distincts. Et enfin, si ce cumul de poursuites peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique que celui soit plafonné à la sanction la plus élevée.

Le Conseil continue en rappelant les dispositions des deux articles en cause et affirme que la majoration prévue par l’article L. 243-7-7 CSS « revêt le caractère d’une punition ». Les principes consacrés par l’article 8 DDHC trouvent donc à s’appliquer. Puis, afin de vérifier la constitutionnalité du cumul des poursuites au regard de ces principes, le Conseil démontre que les faits font l’objet de sanctions de nature différente. Pour cela, les Sages constatent simplement que, outre une peine pécuniaire, le code du travail prévoit des peines de dissolution et peines complémentaires, non prévues par le code de la sécurité sociale. Ce constat suffit à considérer que les sanctions sont de nature différente, et ainsi que le cumul des poursuites est conforme à l’article 8 DDHC.

IV. Portée

La décision commentée suit une jurisprudence bien établie du Conseil constitutionnel en matière de cumul de poursuites et de sanctions, cumul depuis longtemps admis, sous conditions (pour exemple, la décision n°2012-289 du 17 janvier 2013). Les décisions n°2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015 ont dégagé de manière claire des critères plus précis afin d’apprécier la constitutionnalité du cumul des poursuites. Ainsi, en l’état actuel de la jurisprudence, pour que le cumul soit prohibé, trois conditions cumulatives doivent être remplies : les faits poursuivis sont les mêmes, ils font l’objet de sanctions qui ne sont pas de nature différente et qui protègent des intérêts sociaux identiques. Si une des conditions n’est pas remplie, le cumul de poursuites est conforme à la Constitution.

La seule condition posant problème aux yeux des Sages était celle des sanctions de nature différente. Le Conseil considère traditionnellement que si les sanctions sont d’une sévérité comparable alors elles ne peuvent être regardées comme étant de nature différente. Les juges constatent, en application de sa jurisprudence antérieure (V. décision n°2015-513/514/526 QPC du 14 janvier 2016), que le juge pénal peut prononcer d’autres peines, outre la peine pécuniaire. Ainsi, les sanctions ne sont pas d’une sévérité comparable, et sont donc de nature différente.

Mais en retenant ce seul critère, deux sanctions peuvent être extrêmement sévères si l’une l’est plus que l’autre alors elles seront considérées comme étant de nature différente et le cumul des poursuites sera conforme à l’article 8 DDHC. Or, rares sont les cas où le juge pénal n’a pas la possibilité de prononcer d’autres peines que la peine pécuniaire. De ce fait, le garant des droits et libertés réduit le champ du principe non bis in idem en l’entourant de strictes conditions.

Pour autant, la position du Conseil constitutionnel se rapproche de celle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci après « CEDH ») en la matière. En effet, dans son arrêt A et B c/Norvège du 15 novembre 2016, la Cour a jugé que le principe « non bis in idem » n’exclut pas la conduite de « procédures mixtes intégrées », si celles ci reposent sur un « lien matériel et temporel suffisamment étroit » et qu’elles forment un « tout cohérent », autrement dit si elles sont complémentaires. Cette complémentarité et ce lien se montrent par l’article L. 243-7-7 CSS, qui mentionne l’article L. 8224-5 C. trav et s’applique en cas de constat de l’infraction de travail dissimulé, réprimée par ce dernier. Ainsi, le sens de la décision n’aurait sans doute pas été différent si elle avait été rendue par la CEDH.

Bien que cette décision puisse paraitre sévère pour les entreprises, elle contribue à lutter contre le dumping social et permet une meilleure protection des travailleurs de ces plateformes, le statut de salarié étant bien plus avantageux que celui de travailleur indépendant (couverture sociale, mutuelle, assurance chômage,…). De plus en plus d’entreprises ont recours à ce type de pratique et engagent des milliers de travailleurs, souvent en situation de précarité, entretenue par ces contrats. Des sanctions élevées permettent de les en dissuader plus efficacement. Le sens de cette décision est donc sans surprise et était même attendu pour renforcer la pression déjà mise sur ces entreprises par les jurisprudences françaises et étrangères pour lutter contre ce dumping social. Le Conseil avait déjà, par exemple, déclaré non conforme à la Constitution la mise en place de « chartes sociales », dont le respect aurait écarté la possibilité d’une requalification du contrat (V.  décision n°2019-794 DC du 20 décembre 2019). Cette jurisprudence est essentielle car elle permet la remise en cause du modèle économique de ces plateformes numériques.

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