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Régulièrement, la rubrique « Point de vue » laisse la parole à un ou une expert(e) du Droit, une tribune libre, un espace d’expression pour aborder les droits de l’Homme et des notions liées à ces derniers. A l’occasion du 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et la publication récente du Guide sur les droits de l’Homme, ce « point de vue » est proposé par Catherine-Amélie Chassin, Professeure de droit public à l’Université de Caen Normandie.

Plaidoyer pour la préservation des droits de l’Homme

par Catherine-Amélie Chassin, professeure de droit public à l’Université de Caen Normandie

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Une question émerge depuis quelques années sur les droits de l’Homme : la sémantique doit-elle s’adapter à l’air du temps ? En 2018, un amendement proposé à l’Assemblée nationale (finalement rejeté) proposait de modifier le Préambule de la Constitution française de 1958 en évoquant les droits humains. Le texte ne proclamerait plus l’attachement du Peuple français « aux Droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789 », mais aux droits humains. Pourtant les glissements sémantiques ne sont jamais anodins mais, au contraire, porteurs d’un contenu spécifique.

Au-delà des effets de mode, le vocabulaire est porteur de sens. Dans un Communiqué paru en 2018, le Haut Conseil à l’intégration et à l’égalité entre les femmes et les hommes dénonçait une « logique linguistique discriminatoire » dans l’expression Droits de l’Homme. C’est là un faux procès fait aux Droits de l’Homme, qui vient fragiliser les droits au lieu de les renforcer. La notion de Droits de l’Homme est englobante (I), et ce que nous appellerons la dérive des Droits humains s’avère en réalité un abandon de l’universalité des droits (II).

I. – Les Droits de l’Homme, une notion universalisante

Les Droits de l’Homme dépassent les frontières étatiques, les sexes, les ethnies et les couleurs de peau, pour concerner l’humanité en son entier. Cette acception impose d’interpréter la notion de Droits de l’Homme (A), et d’en pointer le caractère non discriminant (B).

A. – Interpréter les Droits de l’Homme

Le premier argument est celui de la logique : le droit est nécessairement humain, aucune autre espèce ne s’étant doté d’un ordre juridique, avec ses normes et ses juges. L’argument pourrait certes paraître court, mais il renvoie à une interprétation selon le « sens ordinaire » des mots, pour reprendre la Convention de Vienne sur le droit des traités (art. 31 § 1) Le droit humain est donc le droit conçu par l’Homme. Tout droit est par essence humain, y inclus le droit fiscal ; le droit humain donc pas l’essence fondamentale de l’être humain. La notion de droit humain renvoie à l’origine, mais l’objet diffère. Les Droits de l’Homme visent, eux, les droits fondamentaux de la personne humaine. Ils sont certes des droits humains. Mais ils sont davantage que des droits conçus par l’être humain : ce sont des droits protecteurs de l’humanité dans son ensemble.

On pourrait objecter un argument comparatif : d’autres Etats, d’autres doctrines, ont choisi de parler de Human Rights, Derechos humanos, Menschenrechte, Diritti umani. Mais la traduction n’est jamais parfaite : ainsi la notion anglo-saxonne de responsability ne correspond-elle pas à la notion française de responsabilité, la property ne recouvre pas la propriété. Si « la langue est l’expression d’une culture » (E. Jayme, Langue et droit, Congrès international de droit comparé (1998), éd. Bruylant, 1999, p. 24), le choix d’une langue n’est jamais neutre : « les mots et leurs traductions n’ont pas une équivalence exacte, puisque leur utilisation concrète provient d’une vision différente du monde » (J. Rios Rodriguez, « Les langues du droit international : risque ou avantage ? » in Société française de droit international, Droit international et diversité des cultures juridiques, éd. Pédone, 2008, p. 215). Faut-il le rappeler ? Les Québécois magasinent là où les Français lèchent les vitrines. L’argument comparatif n’est donc guère pertinent.

Reste à savoir si l’expression Droits de l’Homme ne serait pas discriminante par elle-même, du fait de la polysémie du mot « Homme » en français.

B.- Les Droits de l’Homme, une notion non-discriminante

Faut-il voir dans les Droits de l’Homme une vision masculine, paternaliste et sexiste des droits ? L’expression a une origine latine, du terme homo, qui renvoie à ce que l’on qualifie en français souvent d’Homme avec une majuscule : l’être humain. Cet homo est donc à distinguer du vir latin, défini par l’incontournable Gaffiot comme « homme, distinct de homo, être humain, homme en général ». Nul ne propose de confondre les Droits de l’Homme avec de contestables droits virils. Là est la force de l’expression Droits de l’Homme, précisément : son adresse à l’ensemble de la communauté humaine, ces droits « pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion » selon la Charte des Nations Unies (art. 1er, § 3).

Les Droits de l’Homme ne sont pas ceux de l’Antiquité – souvenons-nous que Sparte, la Cité des Egaux, ne prévoyait d’égalité qu’entre les homoioi, citoyens masculins de la Cité ; qu’Athènes, berceau de la démocratie depuis Clisthène, ne reconnaissait pas la citoyenneté des femmes. Les Droits de l’Homme consacrés à partir de la fin du XVIIIe ne sont sans doute pas conçus ab initio comme égalitaires : la Déclaration d’indépendance américaine (1776) s’accommode du maintien de l’esclavage, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) n’envisage pas de laisser voter les femmes.

Ces droits ont cependant évolué et ont été réinterprétés aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, dans la continuité du principe de non-discrimination rappelé par la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948). Les Droits de l’Homme sont bien, désormais, les droits des êtres humains. Ce ne sont pas les droits du vir, qui induirait une discrimination selon le sexe ; ce ne sont pas non plus les droits du civis, qui entraînerait une discrimination fondée sur la nationalité. Ce sont bien les droits de l’homo, ceux de l’être humain.

Plus sérieuse est la critique selon laquelle les Droits de l’Homme, conçus notamment par la Révolution française, n’incluraient pas les femmes (Voir p.ex. Haut Conseil à l’intégration, Stéréotypes et rôles sociaux, 2015). C’est exact pour les hommes de 1789. Mais ce serait considérer que le droit est figé. Or la doctrine dite du droit vivant impose que les droits soient « interprétés à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui » (Cour EDH, 25 avril 1978, Tyrer c. Royaume-Uni, n° 5856/72, § 31). Certes on se souvient que René Cassin ne soutenait pas le droit de vote des femmes en 1945. Faut-il pour autant y voir un homme opposé aux Droits de l’Homme ? Peut-on en déduire qu’il se serait opposé à l’égalité Hommes-Femmes ? Ce serait là sauter un pas dont nous nous garderons. René Cassin était un homme de son temps. Le même homme aujourd’hui aurait très certainement une position différente. Les Droits de l’Homme de 2023 ne sont ni ceux de 1789, ni ceux de 1945. Ce sont les droits de « tous les êtres humains » (DUDH, art. 1er).

Cette universalité n’exclut pas la nécessité de devoir les adapter à certaines situations particulières, par exemple en lien avec un handicap (Convention relative aux droits des personnes handicapées, 2006) ou pour les femmes enceintes ou allaitantes (p.ex. Convention OIT n° 183 sur la protection de la maternité, 2000). L’émergence de leges speciales a toute sa place afin d’optimiser les Droits de l’Homme ; mais elles ne sauraient vider de sa substance la lex generalis. Tous restent des êtres humains, titulaires à ce titre des Droits de l’Homme sans distinction. Or refuser de parler de Droits de l’Homme aboutit à prendre un risque : c’est admettre l’idée que les Droits de l’Homme ne seraient pas pour tous.

II. – Les dérives potentielles des droits humains

La préservation des Droits de l’Homme est d’autant plus fondamentale que l’expression Droits humains est porteuse, non d’une avancée, mais bien d’un risque de perdition (A) voire de dérive (B).

A. – De l’insuffisance alléguée des Droits de l’Homme

Le changement sémantique part d’un postulat : l’évolution serait nécessaire parce que les Droits de l’Homme seraient insuffisants. Ils sont certainement incomplets ; ils doivent en outre être renforcés dans leur effectivité. Pour autant, ils n’en demeurent pas moins un socle essentiel. Dictateurs et sectaires, racistes et homophobes, tous violent ces droits parce qu’ils dénient la qualité d’être humain à certains et/ou contestent l’égalité entre tous les êtres humains. Ils créent ainsi une hiérarchie entre les Hommes, là où précisément les Droits de l’Homme promeuvent l’égalité et la dignité de chacun. Remettre en cause la notion de Droits de l’Homme est pour eux du pain béni, venant alimenter le moulin de leurs convictions nauséabondes et leur permettant d’instrumentaliser le débat.

Les promoteurs du changement sémantique estiment que les Droits de l’Homme sont un système de normes qui porterait, intrinsèquement, une discrimination (Voir p.ex. Y. Lecuyer, M.-L. Basilien Gainche, « Les droits humains : pour un principe d’universalité », Rev. Dr. Publ. 2021/2, pp. 523-547). Les Droits de l’Homme devraient donc évoluer, être remplacés par une nouvelle appellation. Mais c’est admettre que tous les êtres humains n’auraient pas les mêmes droits. Nous ne parlons pas ici de l’effectivité des droits – toujours fragile – mais bien de leur existence même. Il pourra être souligné que tel est déjà le cas ; que la ratification de telle Convention internationale ou de tel Protocole additionnel ne permet pas une garantie universelle. Les Droits de l’Homme sont ici assujettis au bon vouloir des Etats, c’est indéniable. Parler de Droits humains ne fera guère avancer ce constat : la responsabilité fondamentale de la mise en œuvre des droits repose sur les Etats, c’est d’ailleurs ce qui a justifié l’émergence d’obligations positives à leur charge. En réalité l’Etat doit protéger les Droits de l’Homme du fait de ses engagements internationaux, mais du fait de sa finalité même car « quel que soit le milieu social où il s’applique, le droit a le même fondement, parce qu’il a toujours la même fin : il vise partout l’Homme, et rien que l’Homme » (N. Politis, Les nouvelles tendances du droit international, éd. Hachette, 1927, p. 78). Remettre en cause les Droits de l’Homme ne permet pas de renforcer les droits, mais bien au contraire contribue à les fragiliser. Le noyau dur des droits est pourtant bien ce critère non de l’homme sexué (vir) mais de l’être humain (homo). Attribuer aux Droits de l’Homme un caractère sexiste aboutit au développement de revendications communautaires.

B. – Les revendications communautaires

En Europe comme ailleurs il faut constater le retour d’un certain obscurantisme – religieux ou non – alimenté par le populisme politique. En ces temps de remise en cause des fonctionnements démocratiques et de l’Etat de droit, fragiliser les Droits de l’Homme par une querelle sémantique n’est sans doute pas la meilleure des initiatives.

Ainsi en va-t-il des demandes visant à obtenir des horaires réservés aux seules femmes dans les piscines, sous couvert de défense des droits des femmes. Les arguments en ce sens sont principalement de deux ordres : le motif religieux, que nous écarterons, mais aussi celui de la tranquillité, certaines femmes souhaitant ainsi éviter le harcèlement et les regards lourds. De tels aménagements aboutissent à mettre un place un système discriminant selon le sexe. La question est alors ouverte du sort par exemple des personnes en voie de conversion sexuelle, qui peuvent se heurter à des refus d’entrée du fait d’une évolution inachevée. La même revendication pourrait se concevoir en outre s’agissant des enfants ou des personnes handicapées, qui peuvent également subir le harcèlement et les regards lourds de certains usagers. Où se trouve alors le curseur entre protection et discrimination ? Faut-il aussi prévoir des horaires spécifiques pour les personnes de couleur, afin d’éviter les regards lourds du raciste local ? Doit-on concevoir un régime ségrégationniste comme moyen de protection des droits ? Ce n’est assurément pas là l’objet des Droits de l’Homme qui, bien au contraire, se veulent inclusifs et protecteurs de chacun. Suggérer qu’ils seraient sexistes, c’est envisager que les Droits de l’Homme s’accommodent de la ségrégation. C’est, nonobstant une intention certainement louable, alimenter des revendications discriminatoires. Face à une personne harcelée à la piscine, le réflexe doit être de la protéger et non de l’isoler : cela aboutirait dans les faits à exclure la victime de la société et, ainsi, à la punir elle-même.

Le glissement sémantique des Droits de l’Homme vers les Droits humains va bien au-delà d’une simple querelle doctrinale. Elle remet en cause l’acquis. On peut regretter que la langue française, à la différence du latin, n’ait pas été plus nette dans sa distinction entre l’homme et l’Homme. Il n’est pas judicieux pour autant d’ouvrir un boulevard remettant en cause les droits fondamentaux de la personne humaine.

Les Droits de l’Homme sont des droits de tous et pour tous, fondés sur la dignité de la personne humaine. Ils sont ces « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme » mentionnés dès 1789 par le Préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est cette humanité évoquée par Sartre en 1943, lorsque le personnage de Hoederer affirme, au sujet des Hommes (avec un grand H) : « je les aime pour ce qu’ils sont. Avec toutes leurs saloperies et tous leurs vices » (Les mains sales, tableau 5, scène III).

Là sont les Droits de l’Homme : dans l’humanité toute entière. Homme, parce qu’humains.

Catherine-Amélie Chassin
Professeur à l’Université de Caen Normandie

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