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Par Théo SCHERER
Doctorant, Institut caennais de recherche juridique (ICREJ), Université de Caen Normandie

Affaire : CJUE, 1er août 2022, TL (Absence d’interprète et de traduction), C‑242/22 PPU

I. – Textes

  • Directive 2010/64/UE du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales
  • Directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales
  • Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 47 et 48, paragraphe 2)

II. – Contexte

Depuis le Conseil européen de Tampere en 1999, l’harmonisation des législations pénales internes est un objectif de l’Union européenne. En effet, un rapprochement des différents systèmes répressif faciliterait la coopération entre les Etats et rendrait plus effectif le principe de reconnaissance mutuelle des décisions en matière pénale. Pour parvenir à réaliser cet objectif, le Conseil de l’Union européenne a adopté en 2009 une feuille de route visant à renforcer les droits procéduraux des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales. Il a en résulté l’adoption d’une série de directives, chacune dédiée à différents droits des mis en causes. La première à être entrée en vigueur est une directive du 20 octobre 2010, relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales.

Selon cette directive, les suspects ou les personnes poursuivies doivent se voir offrir sans délai l’assistance d’un interprète durant la procédure pénale (art. 2 directive du 20 octobre 2010). Ils doivent aussi bénéficier de la traduction écrite de tous les documents essentiels pour leur permettre d’exercer leurs droits de la défense et pour garantir le caractère équitable de la procédure (art. 3 directive du 20 octobre 2010). Ces droits permettent au suspect de comprendre la procédure et de se faire entendre, ils participent donc à l’effectivité du contradictoire et des droits de la défense. Dans l’arrêt étudié, il était question de l’effectivité des droits à l’interprétation et à la traduction, et plus particulièrement, à la mise en œuvre des sanctions procédurales attachées à leur violation.

III. – Analyse

En l’espèce, un ressortissant moldave a été mis en examen au Portugal, pour des infractions routières et des faits de résistance à l’égard d’un fonctionnaire. N’étant pas lusophone, il a bénéficié de la traduction du procès-verbal de mise en examen en langue roumaine. En revanche, la déclaration d’identité et de résidence (DIR) qui a été établie par les autorités compétentes n’a pas été traduite. Le 11 juillet 2019, le ressortissant moldave a été condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement assortie d’un suris avec mise à l’épreuve. Cependant, les obligations du régime de mise à l’épreuve n’ont jamais été mises à exécution, car les autorités n’ont pas réussi à prendre contact avec le condamné. Il a donc été cité à comparaître pour être entendu sur le non-respect de ces obligations. Cette convocation lui a été signifiée deux fois, en langue portugaise. L’intéressé n’a pas comparu et son sursis a été révoqué par une ordonnance qui n’a pas été traduite. Après avoir été interpellé et incarcéré, le ressortissant moldave a demandé l’annulation de la DIR, de la première citation à comparaître et de l’ordonnance révoquant le sursis.

Cette demande a été rejetée en première instance, au motif que les vices dénoncés avaient été régularisés par l’expiration du délai pour demander l’annulation. En effet, selon l’article 120 paragraphe 3 du Code de procédure pénale portugais, lorsque l’intéressé assiste à l’acte en cause, il doit invoquer la nullité tirée de l’absence de désignation d’un interprète (pt. 12) ou du défaut de traduction des documents essentiels (pt. 72) avant l’achèvement de cet acte.

Le ressortissant moldave a interjeté appel du jugement, et c’est la juridiction de renvoi qui a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) une question préjudicielle. Elle a demandé si la directive relative au droit à l’interprétation et à traduction et la directive relative au droit à l’information s’opposaient ou non à ce que la nullité d’un acte pour absence de désignation d’un interprète et de traduction d’actes de procédures essentiels doive être invoquée par le mis en cause avant l’expiration d’un certain délai (pt. 29). 

Dans un premier temps, les juges luxembourgeois ont estimé que les actes de procédure en cause étaient bien des documents essentiels au sens de l’article 3 de la directive du 20 octobre 2010. Par conséquent, le mis en cause qui ne parlait pas le portugais aurait dû en recevoir une traduction (pts. 53-70).

Dans un second temps, la CJUE constate que les directives précitées ne précisent pas quelles conséquences doivent découler d’une violation des droits qui y sont prévus (pt. 74). En vertu du principe d’autonomie procédurale, il revient aux États membres de définir les modalités de mise en œuvre des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. Cependant, le principe d’effectivité impose que les modalités choisies ne doivent pas rendre l’exercice des droits impossible ou excessivement difficile en pratique (CJUE, 27 juin 2013, ET Agrokonsulting-04-Velko Stoyanov, C-93/12, pt. 36). Or en l’espèce, le mis en cause était dans l’impossibilité d’invoquer à temps la nullité de la déclaration d’identité et de résidence. Il aurait dû invoquer la nullité pour absence d’assistance par un interprète et de traduction d’un document essentiel a un moment où précisément, il n’avait pas été informé dans une langue qu’il comprend qu’il avait le droit à l’assistance par un interprète et à la traduction du document. 

Pour conclure, la CJUE a répondu à la question de la cour de renvoi en affirmant que les directives du 20 octobre 2010 et du 22 mai 2012, les articles 47 et 48 paragraphe 2 de la charte UE et le principe d’effectivité s’opposaient à ce que la violation des droits prévus par ces directives doivent être invoquée dans un délai déterminé sous peine de forclusion, lorsque ce délai commence à courir avant que la personne concernée se soit vue notifier son droit à l’interprétation et à la traduction et qu’elle ait été informée de l’existence et du contenu du document essentiel en cause.

IV. – Portée

En première analyse, on peut se demander si cet arrêt présente un intérêt pour les juristes français. En effet, contrairement au Portugal (pt. 26), la France a transposé à temps la directive relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales, par la loi n° 2013-711 du 5 août 2013 et le décret n° 2013-958 du 25 octobre 2013. Depuis lors, le troisième alinéa du III de l’article préliminaire dispose que la personne suspectée ou poursuivie qui ne comprend pas la langue française a le droit jusqu’au terme de la procédure à l’assistance d’un interprète et à la traduction des pièces essentielles à l’exercice de sa défense. En outre, les conditions de recevabilité d’une demande en annulation d’un acte d’enquête ou d’instruction ne sont pas aussi drastiques que celles de la procédure pénale portugaise en cause dans cet arrêt.

Pourtant, si l’on s’intéresse plus en détail à la législation française, on remarque qu’elle n’est pas exempte de défauts. Les demandes en annulation fondées sur l’absence d’interprète ou de traduction sont soumises aux délais de forclusion de droit commun. Si la juridiction de jugement est saisie à l’issue de l’enquête, la demande en annulation doit être soulevée in limine litis, c’est-à-dire avant toute défense au fond. En phase d’instruction, elle doit être présentée par le mis en examen dans les six mois qui suivent son interrogatoire de première comparution (IPC). Pour les actes réalisés après l’IPC, leur annulation doit être demandée dans les six mois qui suivent leur notification ou un interrogatoire ultérieur (art. 173-1 CPP). Ces délais courent quelle que soit l’irrégularité en cause. Un mis en examen ne parlant pas français qui n’a pas bénéficié de l’assistance par un interprète lors de l’IPC doit soulever la nullité de l’acte dans les six mois qui suivent. Or, s’il n’a jamais été assisté par un interprète et s’il n’a pas reçu la traduction du procès-verbal de première comparution (art. D. 594-6 4° CPP), il n’est pas en mesure de le faire.

Toutefois, l’article 173-1 du Code de procédure pénale précise que la forclusion ne joue pas si le mis en examen n’avait pas pu connaître l’irrégularité de cette procédure. Cette disposition permet d’assurer la conformité de la législation française à la réponse apportée par la CJUE dans l’arrêt étudié. Pour cela, il faut considérer que le juge ne doit pas déclarer irrecevable une demande en annulation tardive si elle est fondée sur une violation du droit à l’interprétation ou à la traduction : le mis en examen ne maîtrisant pas la langue française, il ne peut avoir connaissance de l’irrégularité si ses droits ne lui sont pas notifiés et si les actes ne sont pas traduits dans une langue qu’il comprend. À notre connaissance, la Cour de cassation n’a jamais été amenée à se prononcer sur cette situation. On peut toutefois la rapprocher de la solution qu’elle a retenue dans un arrêt du 22 juin 2021 (Crim. 22 juin 2021, n° 21-80.407). Dans cette affaire, la chambre criminelle a estimé qu’une personne mise en examen ayant la qualité de majeur protégé et n’ayant pas bénéficié de l’assistance de son tuteur ou curateur ne pas pas être regardée comme étant en mesure de connaître les éventuelles nullités affectant la procédure. Par conséquent, les délais de forclusion ne courent pas à son égard tant qu’elle n’est pas assistée. Il serait souhaitable qu’une solution analogue soit retenue en faveur des justiciables allophones, afin de garantir l’effectivité du droit à l’assistance par un interprète et du droit à la traduction des pièces essentielles. 

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