22/11/2024
L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.
Article publié le 3 mars 2022.
par Catherine-Amélie Chassin
Secrétaire général de l’Institut international des droits de l’Homme et de la paix
Professeur de droit public, Université de Caen Normandie
Depuis le 24 février 2022, les yeux du monde sont tournés vers l’Ukraine et l’intervention militaire massive dont elle est l’objet de la part des autorités russes. L’attaque intervient dans un contexte particulièrement tendu entre les deux Etats belligérants, et met l’ordre international au défi. Le droit international est ouvertement bafoué. Pourtant et paradoxalement, ce même droit international montre aujourd’hui qu’il est capable de rebondir.
L’objet de la présente Note n’est pas de donner un cours de Droit international : ni le cadre ni le temps ne seraient adaptés. Il s’agit, plus modestement, de donner des clefs afin de comprendre les ressorts ici mis à l’œuvre (II), ce qui impose d’abord de revenir sur le contexte dans lequel s’inscrit l’intervention militaire engagée le 24 février 2022 (I).
L’intervention du 24 février 2022 n’est pas le fruit d’une lubie subite, mais d’une évolution qui pourrait trouver ses sources dans l’indépendance de l’Ukraine (1991). Néanmoins sans remonter trop loin, l’un des éléments déclencheurs se situe à Maïdan en 2013-2014 (A), et a abouti huit ans plus tard à la reconnaissance officielle de volontés sécessionnistes de la part de certains territoires ukrainiens (B).
En 2007, l’Ukraine envisage un rapprochement avec les Etats européens, et négocie pendant plusieurs années un contrat d’association avec l’Union européenne (UE) – comme le font d’autres Etats issus de la dislocation de l’URSS. Alors que le contrat d’association a été établi, le gouvernement ukrainien fait le choix d’y renoncer, courant novembre 2013. En réponse à cette volte-face, s’organisent à partir du 21 novembre 2013 des manifestations pro-européennes, manifestations qui sont symbolisées très rapidement par l’occupation de la place de l’indépendance, au cœur de Kiev. Ce mouvement, parfois appelé euro-maïdan (du nom ukrainien de la place de l’indépendance), prend très rapidement de l’ampleur pour se muer en une protestation active, objet d’une répression par les forces de l’ordre. La confrontation aboutit, en février 2014, à la décision du Parlement de destituer le Président en exercice, Viktor Ianoukovytch, qui se réfugie aussitôt en Russie – laquelle proteste en arguant du caractère illégitime, à ses yeux, de cette destitution.
Dans le même temps, des protestations sont organisées dans l’Est de l’Ukraine, à Kharkiv et dans la région du Donbass. Ces protestations se présentent comme étant pro-russes et opposées au mouvement euro-maïdan. Elles évoluent en insurrection dans le Donbass à partir d’avril 2014, ce qui entraîne une intervention militaire de l’armée ukrainienne pour réduire l’insurrection. Le conflit s’enlise entre mouvements rebelles pro-russes et armée régulière ; deux zones proclament leur indépendance vis-à -vis de l’Ukraine, à Donetsk (7 avril 2014) et Luhansk (11 mai 2014). Ces deux entités, républiques autoproclamées, ne sont alors reconnues par aucun Etat. Dans ce contexte tendu, le parlement régional de Crimée proclame, le 11 mars 2014, son indépendance au regard de l’Ukraine, faisant ainsi sécession. Le 16 mars 2014, à la suite d’un référendum organisé contre la volonté des autorités ukrainiennes, la Crimée décide de son rattachement à la Russie.
La situation se fige alors, dans une tension jamais démentie, avec des éclosions de violence récurrentes dans le Sud-Est de l’Ukraine. L’armée régulière ne parvient pas à réduire l’insurrection et les républiques auto-proclamées. Le rattachement de la Crimée est rejeté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 27 mars 2014 (Résolution 68/262), l’Assemblée considérant que la Crimée reste un territoire ukrainien nonobstant le référendum, jugé illégal :
« L’Assemblée générale […] souligne que le référendum organisé dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol le 16 mars 2014, n’ayant aucune validité, ne saurait servir de fondement à une quelconque modification du statut de la République autonome de Crimée ou de la ville de Sébastopol »
Cette situation, qui s’éternise au fil des années, ne trouve aucune solution pérenne. Durant la présidence de Petro Porochenko (2014-2019), l’Ukraine accroît son budget militaire et signe le contrat d’association avec l’UE qui avait été l’objet de la discorde fin 2013, tandis que les morts s’accumulent de part et d’autre. Les Accords de Minsk, adoptés en septembre 2014 et qui visaient en particulier la mise en place d’un cessez-le feu et la démilitarisation des zones concernées, n’ont jamais réellement permis de rétablir une paix dans les régions concernées.
Lors des élections présidentielles de 2019, l’Ukraine choisit de porter à la magistrature suprême Volodymyr Zelensky, issu du parti Serviteur du peuple. Son programme prévoit, entre autres, un rapprochement de l’Ukraine avec l’UE et l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord, club très fermé de coopération militaire et de défense réciproque). Le Président russe Vladimir Poutine, pour sa part, rend publique une tribune en 2021 où il affirme que Russes et Ukrainiens sont en réalité un même peuple (diffusé notamment en anglais : V. Poutine, « On the Historical Unity of Russians and Ukrainians », 12 juillet 2021).
La situation évolue au début de 2022, alors que depuis plusieurs mois la tension s’intensifie dans le Donbass. Le 19 février 2022, la Russie évoque un tir d’obus qui, parti d’Ukraine, aurait frappé les environs de Rostov-sur-le-Don, tir immédiatement contesté par l’Etat ukrainien ; le même jour, les entités sécessionnistes du Donbass proclament la mobilisation générale.
Face au blocage, la Douma russe (c’est-à -dire le Parlement de la Fédération de Russie) demande au Président de reconnaître comme Etats souverains les deux républiques autoproclamées de Donetsk et de Luhansk. Le pas est franchi le 21 février, le Président russe reconnaissant effectivement, au nom de son Etat, la souveraineté de ces deux entités, à la suite d’un discours accusant l’Ukraine d’être un Etat nazi commettant un génocide sur les populations russophones de l’Est. Trois jours plus tard, le 24 février au matin, les troupes russes entrent sur le territoire ukrainien par plusieurs points d’accès, déclenchant l’invasion de l’Ukraine.
La reconnaissance de l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et Luhansk mérite quelques précisions, à l’aune du droit international. Les conditions pour se voir reconnaître la qualité d’Etat souverain sont classiques et issues tant de la pratique que des textes : il faut un territoire, une population, et un gouvernement capable d’exercer les fonctions de souveraineté (Voyez par exemple Convention interaméricaine sur les droits et les devoirs de l’État, Montevideo, 26 décembre 1933, art. 1er) . De ce point de vue, si les deux premiers critères sont remplis, on peut légitimement s’interroger sur le troisième, s’agissant de territoires contestés dont les autorités locales n’existent que par le soutien indéfectible de la Russie.
Pourtant, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît : car au-delà de la réunion des critères, il faut souligner que le Droit international ne reconnaît pas, par principe, un droit à la sécession, au nom de la nécessaire stabilité des frontières et de l’intégrité territoriale des Etats. La scission d’un territoire étatique n’est possible que dans deux cas. Le premier cas est celui où la sécession est consentie par l’Etat lui-même (par exemple lors de l’indépendance du Montenegro au regard de la Serbie [2006], ou plus récemment lorsque le Soudan a admis la scission du Soudan du Sud [2011]). Le second cas est celui qui relève d’un régime spécifique, reconnu par la Charte des Nations Unies (art. 1er § 2), ce que l’on appelle le Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Ce droit des peuples, qui est en réalité un droit à la décolonisation, répond à un régime spécifique en droit international, éclairci par la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux peuples coloniaux de 1960 (Résolution 1514(XV) du 14 décembre 1960). Les principes alors formulés relèvent de la coutume internationale et sont donc obligatoires, ce que rappelle régulièrement la Cour internationale de justice (Voir p.ex. Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965 : CIJ, Avis consultatif, 25 février 2019, § 152). Le droit des peuples est soumis à des conditions strictes, notamment l’existence d’un territoire géographiquement séparé, d’une population distincte sur le plan ethnique ou culturel, d’un statut dérogatoire à celui des autres citoyens de l’Etat, de la volonté des populations concernées. Ces conditions ne répondent guère à la situation de la Crimée, ni à celle des deux entités sécessionnistes de Donetsk et de Luhansk. D’ailleurs la 4e Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies, en charge notamment des questions de décolonisation, n’a pas inscrit ces territoires au titre de ses préoccupations (liste à jour). La Russie ne saurait donc exciper d’une telle situation pour revendiquer un éventuel droit à la décolonisation et reconnaître l’indépendance des territoires en cause.
En toutes hypothèses, la reconnaissance d’une entité sécessionniste est illicite car contraire au droit international, dès lors qu’elle heurte les principes fondamentaux du droit international. C’est ce que l’on appelle la « Doctrine Stimson ». Elaborée en 1932, cette doctrine est la réponse de la Communauté internationale à l’invasion militaire de la Mandchourie par le Japon, et à la création ex nihilo du Mandchoukouo, Etat fantoche imposé brutalement par les autorités japonaises sur les populations chinoises. La Doctrine Stimson interdit la reconnaissance de toute entité qui se présenterait comme étatique, mais résulterait de l’usage de la force par un Etat tiers. Cette Doctrine a régulièrement été mise en œuvre. On peut évoquer ici par exemple la demande du Conseil de sécurité de ne pas reconnaître la République turque de Chypre du Nord (Résolution 541 (1983) du 18 novembre 1983). Cette Doctrine trouve à s’appliquer dès lors qu’émerge un Etat fantoche, défini par James Crawford, ancien juge à la Cour internationale de justice (J. Crawford, The creation of States in International Law, Oxford University Press 1979, 944 p.) à travers un faisceau d’indices concordants :
Appliqué au cas des républiques autoproclamées du Donbass, on constate que la qualification est encourue eu égard au poids considérable de la Russie dans les volontés sécessionnistes. La reconnaissance de l’indépendance souveraine des entités concernées par la Russie paraît dès lors peu compatible avec la Doctrine Stimson, qui reste encore aujourd’hui en vigueur.
Pourtant, la seule reconnaissance de la qualité d’Etat n’aurait été qu’un incident regrettable, une violation de plus du droit international, mais qui serait restée limitée si elle ne s’était suivie d’une intervention militaire de grande ampleur, au petit matin du 24 février 2022.
L’attaque du 24 février 2022, et les faits militaires qui se succèdent depuis lors, ont été un défi à l’ordre juridique international et à la Communauté internationale : l’article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies interdit aux Etats de « recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État ». Il est intéressant d’analyser les faits depuis le 24 février 2022 sous plusieurs angles : celui de l’argumentaire russe (A), de la réaction internationale (B), et des réponses judiciaires (C).
Les propos tenus par le Président russe – et repris par l’Ambassadeur de Russie auprès des Nations Unies – évoquent une justification par la légitime défense. Le Président russe affirme en effet qu’un génocide est en cours dans l’Est et le Sud de l’Ukraine, que la Russie a été agressée, ce qui justifierait à ses yeux l’intervention militaire. Selon les termes du discours diffusé le 24 février 2022 à 05h30, « Le but de cette opération est de protéger les personnes qui, depuis huit ans, sont victimes d’intimidation et de génocide de la part du régime de Kiev » (traduction française publiée par La revue politique et parlementaire, 24 février 2022). Et le Président russe d’ajouter :
« Conformément à l’article 51 de la partie 7 de la Charte des Nations unies, avec l’autorisation du Conseil de la Fédération de Russie et conformément aux traités d’amitié et d’assistance mutuelle avec les Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk ratifiés par l’Assemblée fédérale le 22 février de cette année, j’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale »
Quelques mots s’imposent. L’article 51 de la Charte des Nations Unies consacre le « droit naturel de légitime défense », tout en le conditionnant : il existe dans la mesure où l’Etat est « l’objet d’une agression armée ». Ce droit de légitime défense permet de recourir à la force, nonobstant l’interdiction de principe posée par la Charte. Il est néanmoins enfermé dans des conditions strictes, dégagées par la coutume internationale :
Autrement formulé, l’Etat qui recourt à la force militaire contre un autre Etat ne peut se contenter d’invoquer l’article 51 de la Charte. Le critère de l’agression armée peut être difficile à prouver côté russe, nonobstant le discours du Président Poutine : ce dernier évoque la nécessité de faire cesser ce qu’il présente comme étant un génocide, le fait que des ultranationalistes « se préparent et attendent le moment opportun », mais il ne parle pas d’une agression armée en cours en Russie. S’il évoque la nécessité d’intervenir pour protéger les intérêts russes (avec une comparaison sur l’impréparation des troupes soviétiques en 1941), il n’évoque pas l’absence d’alternatives, notamment diplomatiques. On cherche tout aussi vainement le critère de la proportionnalité – proportionnalité à quoi d’ailleurs, puisque le discours lui-même n’évoque pas d’agression armée. Sur le critère temporel, on pourrait envisager de retenir une version anticipatrice de la légitime défense – argument que l’on sait récurrent de la part de certains Etats. L’idée serait alors de retenir la légitime défense avant même l’agression armée, en vue de la prévenir. Pourtant, le droit international rejette une telle idée, la légitime étant par nature une réponse, et non une anticipation à un risque encore incertain et non concrétisé. Enfin, sur l’information sans délai du Conseil de sécurité, il est intéressant de noter qu’au 3 mars 2022, aucun courrier en ce sens n’avait été envoyé – ou tout au moins rendu public – par la Fédération de Russie, même si son Représentant permanent a mis en avant l’argument lors des échanges verbaux (Voir p.ex. les propos tenus par Vassili Nebenzia lors de la 8980e séance du Conseil de sécurité, le 27 février 2022).
Se pose alors la question de savoir comment les Nations Unies peuvent réagir face à cette attaque de l’Ukraine. L’ONU poursuit plusieurs buts, dont le premier est de « maintenir la paix et la sécurité internationales » (art. 1er § 1 de la Charte). La responsabilité principe de ce maintien de la Paix incombe au Conseil de sécurité des Nations Unies (articles 39 et suivants de la Charte), Conseil dont il faut dire quelques mots pour comprendre ses forces et ses limites.
Le Conseil de sécurité est l’organe décisionnel de l’ONU. Il réunit quinze Etats, dont le rôle sera de préserver les intérêts de la Paix et de la sécurité mondiales. Parmi ces quinze Etats, dix sont élus par l’Assemblée générale, représentant la variété du monde. Ces dix Etats sont élus pour un mandat de deux ans, avec un renouvellement chaque année par moitié. Autrement formulé, chaque année cinq membres du Conseil de sécurité sont désignés pour un mandat de deux ans. Ils ont une voix chacun, et participent donc pleinement aux décisions du Conseil de sécurité. Aux côtés de ces dix Etats, cinq autres Etats sont permanents : désignés par la Charte elle-même en 1945, ils siègent dans le Conseil sans qu’on ne puisse les en exclure. Ces Etats sont la Russie, les Etats-Unis, la Chine, le Royaume-Uni et la France. Ils ont, chacun, une voix. Mais au-delà de leur permanence, ces cinq Etats bénéficient d’un pouvoir propre : un pouvoir de veto. Par leur vote négatif, ils peuvent bloquer le Conseil de sécurité, empêchant celui-ci d’intervenir.
A la suite de l’intervention militaire russe en Ukraine, le Conseil de sécurité a été saisi de la situation. Les Etats-Unis et l’Albanie ont proposé un projet de Résolution condamnant l’agression en cours. Sans grande surprise, le projet de Résolution, discuté le 25 février 2022, a été rejeté du fait du veto opposé par la Russie. Le Représentant permanent de la Russie a tenu des propos reprenant les arguments du Président russe s’agissant, notamment, de la légitime défense et d’un génocide en cours en Ukraine. Trois Etats se sont abstenus (Chine, Inde et Emirats arabes unis), et onze Etats ont soutenu – en vain – le projet de Résolution. On eut alors pu croire l’ONU empêchée d’intervenir, mais tel n’a pas été le cas : dans les minutes qui ont suivi le vote négatif de la Russie, plusieurs Etats – dont la France – ont annoncé vouloir activer la « Doctrine Acheson ».
Si la responsabilité du maintien de la Paix relève de la compétence du Conseil de sécurité, l’existence du veto peut en effet rendre le Conseil incapable de réagir. L’ONU a donc admis, en 1950, ce qui a été appelé la « Doctrine Acheson », du nom d’un ancien Secrétaire d’Etat américain. Cette doctrine se fonde sur une Résolution adoptée par l’Assemblée générale en 1950 et intitulée L’union dans le maintien de la Paix (Résolution 377(V) du 3 novembre 1950). Il en résulte qu’en cas de blocage du Conseil de sécurité, qui pourrait se trouver dans l’incapacité de remplir ses responsabilités du fait du veto de l’un des Etats permanents, l’Assemblée générale peut intervenir :
« l’Assemblée générale examinera immédiatement la question afin de faire aux Membres les recommandations appropriées sur les mesures collectives à prendre, y compris, s’il s’agit d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression, l’emploi de la force armée en cas de besoin, pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. Si l’Assemblée générale ne siège pas à ce moment, elle pourra se réunir en session extraordinaire d’urgence »
Le blocage du Conseil de sécurité peut donc être surmonté. Il l’a été par le passé à plusieurs occasions – on peut citer ici la crise du Canal de Suez en 1956 ou l’intervention soviétique en Hongrie la même année, parmi d’autres. Le mécanisme néanmoins était en sommeil, sa dernière activation remontant à la guerre israélo-libanaise de 1982. C’est pourtant bien ce mécanisme qui a été activé en 2022 : la Résolution 2623 (2022) adoptée le 27 février 2022 constate que le Conseil de sécurité est empêché d’exercer sa responsabilité, et décide donc de convoquer l’Assemblée générale en session extraordinaire d’urgence. Le vote est assez rare pour être noté ; il montre que, pour reprendre les mots du Représentant permanent des Etats-Unis Mme Thomas-Greenfield lors de la séance du 25 février 2022, « la Russie peut bloquer le Conseil de sécurité, mais elle ne peut pas bloquer les Nations Unies ». Et de fait : par sa Résolution du 1er mars 2022, l’Assemblée générale :
Le revers pour la Russie est d’autant plus clair que seuls cinq Etats ont veto contre la Résolution : la Russie elle-même certes, mais aussi la Biélorussie (d’où sont parties certaines des forces militaires russes), la Corée du Nord, la Syrie et l’Erythrée. Si l’on compte 35 abstentions, il n’en demeure pas moins que la très grande majorité des Etats ont approuvé le texte, dont les termes sont nets, clairs et précis. La Russie se trouve ainsi isolée sur le plan diplomatique. En outre, la Résolution du 1er mars 2022 ouvre la voie à d’éventuelles mesures complémentaires à venir – embargo généralisé ou boycott, par exemple.
Enfin, il est un dernier volet intéressant ouvert par le Droit international : le cadre judiciaire.
Le 27 février 2022, l’Ukraine a saisi la Cour internationale de justice d’un contentieux contre la Russie. La requête introductive se fonde sur la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide adoptée en 1948 : niant les accusations proférées par le président russe, l’Ukraine entend démontrer que l’intervention russe visant à prévenir et réprimer un soi-disant génocide est dépourvue de tout fondement juridique (§ 21 de la requête), et bien au contraire accuse la Russie de planifier un génocide en Ukraine (§ 24 de la requête). La requête est accompagnée d’une demande de mesures provisoires, fondées sur l’article 41 du Statut de la Cour internationale de justice. Il s’agit alors, par l’adoption de ces mesures qui ne préjugent en rien de la solution définitive qu’adoptera la Cour, d’imposer des obligations qui viendront limiter l’aggravation du préjudice, voire empêcher la survenance d’un préjudice irréparable. L’Ukraine demande à la Cour d’ordonner à la Russie la suspension des attaques militaires. La Cour a programmé des audiences les 7 et 8 mars prochains, ce qui permet d’attendre l’Ordonnance en mesures provisoires très prochainement.
On peut ici relever que l’Ukraine a également demandé des mesures provisoires auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, la Russie et l’Ukraine étant toutes deux parties à la Convention éponymes. Ces mesures provisoires ont été prononcées par le 1er mars 2022 : la Cour européenne des droits de l’homme a appelé le gouvernement russe à s’abstenir de lancer des attaques militaires contre les personnes civiles et les biens de caractère civil, y compris les habitations, les véhicules de secours et les autres biens de caractère civil spécialement protégés tels que les écoles et les hôpitaux, et à assurer immédiatement la sécurité des établissements de santé, du personnel médical et des véhicules de secours sur le territoire attaqué ou assiégé par les soldats russes (texte repris du Communiqué de la Cour du 1er mars 2022).
Enfin, la dernière piste judiciaire est sans doute celle orientée autour de la responsabilité non plus de l’Etat, mais bien de la responsabilité pénale des donneurs d’ordre – on peut songer à Vladimir Poutine lui-même, mais également aux chefs de guerre déployés sur le terrain. La Cour pénale internationale a été créée en vue de réprimer les auteurs des crimes internationaux mentionnés par le Traité créant la Cour, plus connu sous le nom de Statut de Rome. Celui-ci, adopté en 1998, a été déjà plusieurs fois révisé et connaît quatre crimes :
Si la Russie invoque l’existence d’actes de génocide – propos repris et retournés, on l’a vu, par l’Ukraine, la question peut se poser de savoir si les faits ne relèvent pas du crime d’agression, et s’ils ne se caractérisent pas par des crimes de guerre – rappelons, entre autres, que les civils ne sauraient être assimilés à des objectifs légitimes au sens du droit des conflits armés. Sans anticiper sur les faits et leurs qualifications, la question se pose légitimement. Le Procureur de la Cour pénale internationale a annoncé, dans une Déclaration du 28 février 2022, qu’il ouvrait une enquête sur les faits commis actuellement sur le sol ukrainien. Si l’Ukraine n’a jamais ratifié le Statut de Rome et n’est donc pas partie à la Cour, le Procureur note qu’en 2013-2014 elle avait émis deux déclarations par lesquelles elle reconnaissait malgré tout la compétence de la Cour pour les faits commis sur son territoire. Sur ce fondement, il avait donc enquêté sur des agissements antérieurs. Dans sa Déclaration de 2022, il précise :
« Je suis convaincu qu’il existe une base raisonnable de croire que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité allégués ont bel et bien été commis dans ce pays dans le cadre des événements déjà examinés lors de l’examen préliminaire mené par le Bureau. Compte tenu de l’expansion du conflit ces derniers jours, j’ai l’intention d’inclure dans cette enquête toute nouvelle allégation de crime relevant de la compétence de mon Bureau, commis par toute partie au conflit sur quelque partie du territoire ukrainien que ce soit, et ce, de manière suivie. »
L’enquête inclut donc bien les faits de 2022. Le processus est long, qui impose de répertorier les crimes et les éléments de preuve, d’identifier les auteurs, d’engager des poursuites dans le respect des droits de la défense. Qu’importe : ce mouvement participe bien d’une volonté de la Communauté internationale d’user de tous les mécanismes dont elle dispose pour mettre un terme à l’agression du 24 février et à ses suites.
L’objet de la présente Note était limité, on l’aura noté : il n’y est pas question des efforts diplomatiques – d’autant plus indispensables que la Charte des Nations Unies elle-même promeut le règlement pacifique des différends (article 33). La négociation est incontournable et indispensable ; elle doit en outre être de bonne foi. La Cour internationale de justice a régulièrement répété que les négociations ne doivent pas être seulement formelles, et que « les parties ont l’obligation de se comporter de telle manière que la négociation ait un sens, ce qui n’est pas le cas lorsque l’une d’elles insiste sur sa propre position sans envisager aucune modification » (Aff. Plateau continental de la Mer du Nord : CIJ, 20 fév. 1969, Allemagne c. Danemark et Pays-Bas, Rec. p. 47). Pour l’heure, la négociation entre la Russie et l’Ukraine est rendue complexe du fait du conflit en cours et, disons-le, de la mauvaise foi qui les entoure. Il faut pourtant que la diplomatie retrouve sa place pleine et entière.
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