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Arrêt Jarrand c. France : une évolution du droit à réparation de l’article 5§5 de la Convention qui tranche avec une application classique du droit à la liberté, à la sûreté et au respect de son domicile

par Léa FRANCOIS
Etudiante en Master Droit des libertés de l’UFR Droit
de l’Université de Caen Normandie

Affaire : Cour EDH, 9 décembre 2021, Jarrand c. France, 56138/16

I. – Textes

II. – Contexte

L’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après CEDH) protége l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée. Il prévoit, dans son premier paragraphe, que « Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté » et que nul ne peut en être privé, sauf dans les cas prévus par l’article lui-même et « selon les voies légales ». Le cinquième paragraphe de ce même article prévoit un droit à réparation qui suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de l’article ait été établie par une autorité nationale ou par la Cour.

L’article 8 de la CEDH a pour objectif premier de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires d’une autorité publique dans l’exercice par lui de son droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 

C’est au regard de ces textes que la Cour EDH a été amenée à se prononcer dans l’affaire Jarrand c. France.

III. – Analyse

Dans le cadre d’une enquête de flagrance ouverte pour mauvais traitement à personne âgée vulnérable, une opération de police « musclée » a eu lieu au domicile de M. Jarrand, le fils de la prétendue victime, soupçonné des faits. Alors que ce dernier était inconnu des services de police, une vingtaine de policiers furent envoyés sur les lieux, portant gilets pare-balles, casques, boucliers et armes. Ils s’introduisirent au domicile de M. Jarrand en défonçant la porte avec un bélier et en brisant une vitre. M. Jarrand fut interpellé, fouillé, menotté et conduit au commissariat. D’après le Gouvernement, il y fut retenu deux heures et cinquante-cinq minutes, dont une heure où il fut entendu par un officier de police judiciaire. Des certificats médicaux établis ensuite constatèrent un état dépressif de M. Jarrand, un hématome et un œdème circulaire des deux poignets. Il déposa une plainte pour violences et dégradations, classée sans suite, puis une plainte avec constitution de partie devant un juge d’instruction qui fit l’objet d’un non-lieu confirmé en appel, et son pourvoi en cassation fut rejeté. 

Ayant invoqué en vain devant les juridictions internes la violation des articles 5 § 1 et § 5, et 8 de la CEDH, M. Jarrand a saisi la Cour EDH. 

Le Gouvernement soutenait l’irrecevabilité de la requête concernant l’article 5§5 pour défaut d’épuisement des voies de recours internes, le requérant n’ayant pas « saisi les juridictions internes sur le fondement de l’article L. 141-1 du COJ » (§40). Il est vrai que dans l’affaire Benmouna et autres c. France, la Cour a jugé que « l’action en réparation prévue par l’article L. 141-1 du COJ était (…) une voie de recours interne à épuiser (…) » (§49) ; cependant, il s’agit d’une décision isolée, ce pourquoi la Cour EDH estime ici que le requérant a fait « un usage normal des recours vraisemblablement effectifs, suffisants et accessibles » (§43), comme le prévoit l’article 35 §1 de la CEDH, déclarant par ce biais la requête recevable. 

Sur la violation de l’article 5 §1, la Cour EDH rappelle que l’on ne peut être privé de liberté que dans les cas énumérés par cette disposition et « selon les voies légales ». Le requérant, après avoir été conduit sous la contrainte au commissariat, a été privé de liberté sans bénéficier du régime de la garde à vue. Le Gouvernement lui-même « considère que la privation de liberté du requérant consécutive à son interpellation na pas été faite dans le respect des formes légales » (§56). Une personne interpellée en enquête de flagrance et conduite sous la contrainte au poste doit être auditionnée dans le cadre d’une garde à vue et de l’article 63 du code de procédure pénale, et non de l’article 62 utilisé en l’espèce (dans leur version en vigueur au 12 juillet 2010). Ce non-placement en garde à vue du requérant conduit  alors la Cour EDH à conclure a une violation de l’article 5§1.

La Cour EDH conclut ensuite à la non violation de l’article 8. Si l’intervention des policiers constitue une ingérence dans l’exercice des droits garantis par cet article, cette dernière est justifiée. Les policiers sont intervenus sur la base du régime de l’enquête de flagrance, pour mettre fin à la situation dangereuse dans laquelle se trouvait la mère du requérant et de l’interpeller pour l’entendre sur les faits : l’ingérence est donc prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique.

Enfin, la Cour EDH conclut à une violation de l’article 5§5. Elle considère que M. Jarrand n’a pas eu accès à un recours en réparation adéquat, les juridictions internes ne s’étant pas prononcées sur le respect de l’article 5§1 alors même que le requérant l’avait inclus dans ses pourvois.

IV. – Portée

Sur la violation de l’article 5§ 1, le droit français avait anticipé cette condamnation et modifié la législation en vigueur en amont. La décision n°2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 du Conseil constitutionnel a été rendue peu de temps après les faits de l’affaire, déclarant les articles anciens 62, 63, 63-1, 63-4 alinéas 1 à 6 et 77 du code de procédure pénale contraires à la Constitution. Suite à cela, la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 a modifié le code de procédure pénale, et le Conseil constitutionnel a déclaré la nouvelle rédaction de l’article 62  conforme à la Constitution (déc. n°2011-191/194/195/196/197 QPC, 18 nov. 2011), précisant qu’on ne peut entendre une personne qui a possiblement commis ou tenté de commettre une infraction en dehors du régime de la garde à vue que si cette personne se soumet à une audition sans contrainte. 

Si le droit français avait anticipé cette condamnation, l’affaire Ursulet c. France laissait pourtant planer un doute. La Cour EDH avait conclu à la non violation de l’article 5 §1 alors qu’un homme avait été arrêté, emmené au poste, menotté puis interrogé, la rétention de ce dernier ayant duré une heure et vingt-cinq minutes. Cette privation de liberté s’était déroulée « selon les voies légales », sur le fondement de l’article 62 du code de procédure pénale, dans sa version applicable du 10 mars 2004 au 1er juin 2011. Les faits, similaires à ceux de notre affaire, n’ont cependant pas suffi pour que la Cour EDH rende le même verdict, cette dernière estimant qu’à l’époque des faits et suite aux divers décisions du Conseil constitutionnel, il existait « une exigence de niveau constitutionnel » selon laquelle le requérant aurait dû « pouvoir bénéficier des garanties particulières liées au placement en garde à vue » (§66), ce qui n’a pas été le cas.

Enfin, pour prononcer une violation de l’article 5§5, «  il doit être établi que le constat de violation d’un des autres paragraphes de l’article 5 ne pouvait, avant l’arrêt concerné de la Cour, ni ne peut, après cet arrêt, donner lieu à une demande d’indemnité devant les juridictions nationales » (§93). En l’espèce, le requérant aurait pu faire ladite demande par le biais de l’article L. 141-1 du COJ, rendant alors la requête irrecevable sur ce point. Cependant, la Cour EDH n’est pas de cet avis, faisant alors évoluer sa jurisprudence sur ce point en précisant que les juridictions saisies par le requérant ont omis d’examiner la question de la conformité de sa détention à l’article 5§1 de la CEDH, entraînant alors une violation de l’article 5§5, « sans qu’il soit besoin de trancher la question de savoir si l’article L. 141-1 du COJ aurait permis de respecter les exigences de cette disposition » (§97). Si la Cour EDH permet au requérant d’obtenir une réparation au titre de l’article 5§5 de la CEDH, cette dernière reste tout de même insuffisante (3000 euros), comme le relève la juge Mourou-Vikström dans son opinion en partie dissidente.

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