03/12/2024
L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs. Affaire : Conseil constitutionnel, n° 2024-1113 QPC du 22 novemb
L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.
Affaire : Cour de cassation, Chambre criminelle, 26 novembre 2024, 23-85.798
L’interdiction de la traite des êtres humains est consacrée au nom de la protection la dignité humaine. Pour la doctrine (B. Mathieu), la dignité de la personne humaine est un principe matriciel : tous les autres droits en sont issus. Ce principe de dignité est posé par de nombreux instruments juridiques. La première consécration fut faite par le Préambule de la Charte des Nations Unies en 1945, puis la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 4) fit de même trois ans plus tard. La Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) affirme, quant à elle, que l’essence de la Conv. EDH est le respect de la dignité et de la liberté humaine (Cour EDH, 22 nov. 1995, C.R. c. Royaume-Uni, n° 20190/92, §42), la traite des êtres humains relevant de la prohibition de l’esclavage et du travail forcé posé par l’article 4 de la Convention EDH. L’Union européenne tend elle aussi à prévenir et lutter contre la traite des êtres humains, notamment dans la directive 2011/36/UE., transposée par la loi n°2013-711 du 5 août 2013 qui renforce le corpus législatif concernant les atteintes à la dignité. Sur le plan interne, le Conseil constitutionnel, dans une décision du 27 juillet 1994 sur la loi bioéthique, a consacré la dignité de la personne humaine, posée par l’article 16 du Code civil comme étant un principe de valeur constitutionnelle. La jurisprudence postérieure à cette décision s’est développée à l’aune de ce principe constitutionnel.
Le droit français relatif à l’interdiction de la traite des êtres humains a principalement pour origine le protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants ratifié en 2000 (dit Protocole de Palerme). En effet, la loi de 2003 (Loi n°2003-239 du 18 mars 2003) incrimine la traite des êtres humains (CP art. 225-4-1) en reprenant les termes du Protocole, l’infraction étant définie comme le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation. En outre, cette exploitation doit se faire dans l’une des circonstances particulières prévues par le texte : la victime de la traite doit être soumise à la traite par un moyen tel que la menace, la contrainte, l’abus de vulnérabilité ou d’autorité ou bien l’échange ou l’octroi d’une rémunération (ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’un avantage).
La chambre criminelle, dans son arrêt du 26 novembre 2024, se prononce sur l’interprétation à donner à ce texte dans une situation d’esclavage domestique.
Dans cette affaire, un couple a eu recours aux services de la victime, qui logeait à leur domicile et y effectuait diverses tâches domestiques. Toutefois, suite à un signalement pour d’éventuels mauvais traitements et conditions indignes d’hébergement, il s’est avéré que le couple exploitait la victime, ce qui a donné lieu à sa condamnation du chef de traite des êtres humains par la Cour d’appel de Versailles.
Le pourvoi des condamnés est fondé sur trois moyens dont seul le deuxième est examiné par la chambre criminelle. Il soutient que la Cour d’appel a violé l’article 225-4-1 du CP. Il critique la condamnation du chef de traite d’être humain en ce que le quatrièmement de l’article 224-5-1 du CP prévoit que le délit doit avoir été commis « en échange ou par l’octroi d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage ». Or, ici les prévenus n’ont pas agi dans ce dessein. Ainsi, en considérant que le simple fait que la victime faisait l’objet d’une rémunération certes dérisoire (indépendamment de celles envoyés par les prévenus à son épouse) la Cour d’appel de Versailles aurait violé la lettre de la loi.
La Cour de cassation affirme que la traite est bien constituée par la rémunération certes dérisoire que les prévenus ont consentie à la victime qui a déclaré percevoir directement quelques modiques sommes ainsi que par la promesse d’une rémunération complémentaire. Elle ajoute, en se fondant sur les travaux préparatoires de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013, que la traite d’être humain peut être caractérisée par le fait de recruter, transporter, héberger une personne ou de l’accueillir à des fins d’exploitation, en échange ou par l’octroi ou la promesse d’une rémunération, sans qu’il soit besoin de constater que l’auteur a agi ainsi en échange d’une contre-partie financière. Le pourvoi est donc rejeté.
L’arrêt porte sur les éléments constitutifs de la traite des êtres humains incriminée par l’article 225-4-1 du CP, alors même que la Chambre criminelle a jugé ce texte suffisamment précis, refusant de renvoyer une question prioritaire de constitutionnalité sur ce point (Crim. 19 juin 2019, n°19-80.372).
La singularité de cet arrêt réside dans le fait que, pour la première fois, la chambre criminelle fait une interprétation du 4° de 225-4-1 CP, portant sur la circonstance de « rémunération » ou « avantage » contrepartie de l’exploitation de la victime et élément constitutif de l’infraction. L’interprétation du texte se posait. En effet, il impose que la traite se réalise « en échange ou par l’octroi d’une rémunération ou de tout autre avantage » (ou promesse de rémunération ou avantage), mais sans préciser qui est la personne bénéficiant de la rémunération ou de l’avantage. Est-ce l’auteur ou la victime de la traite ? Le pourvoi soutenait que le texte concerne seulement l’auteur, en conséquence de quoi le délit ne serait pas constitué. La Cour de cassation a au contraire une interprétation autre : la rémunération peut aussi concerner la victime. Cela reste conforme au principe d’interprétation stricte, car là où la loi ne distingue pas il n’y a pas lieu de distinguer.
Les faits reprochés en l’espèce relèvent de l’esclavage domestique, généralement poursuivis (outre le délit de travail dissimulé) sur le fondement de l’article 225-13 du CP, à savoir « le fait d’obtenir d’une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, la fourniture de services non rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli ». Le choix de la qualification de traite des êtres humains traduit une volonté du parquet et des juges de retenir une qualification plus sévère. En effet, la traite des êtres humains est punie de sept ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende, alors que l’article 225-13 fait encourir seulement cinq ans d’emprisonnement (et la même peine d’amende). En qualifiant l’esclavage domestique de traite des êtres humains, les juges participent activement à la lutte contre cette atteinte à la dignité.
Suite à plusieurs condamnations par la Cour européenne (Cour EDH, 11 oct. 2012, C.N. et V. c. France, n° 67724/09 et CEDH, 26 juill. 2005, Siliadin c. France, n° 73316/01), la France a cherché à mieux protéger les victimes d’esclavage domestique, mais la loi reste encore lacunaire pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme. L’arrêt œuvre dans le sens d’une interprétation souple permettant de renforcer la répression. Toutefois, on peut regretter la faiblesse des peines prononcées, les auteurs ayant seulement été condamnés à 2 ans d’emprisonnement avec sursis. Espérons que les dommages et intérêts soient conséquents.
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