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Affaire : CEDH, 5 déc. 2024, Giesbert et autres c. France, n° 835/20
La liberté d’expression, garantie par l’article 10 de la Convention EDH, fondement essentiel de la société démocratique selon la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH, 7 déc. 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n° 5493/72), bénéficie principalement à la presse. Néanmoins, cette liberté peut être limitée à trois conditions (art 10 § 2). D’abord l’ingérence doit être prévue par la loi. Puis elle doit poursuivre un but légitime. Enfin, l’ingérence doit être nécessaire dans une société démocratique.
La diffamation est l’une des plus importantes ingérences du droit français dans la liberté d’expression. Elle est prévue par la loi de 1881 sur la liberté de la presse (art 29 à 32) et tend à protéger l’un des buts visés par l’art 10 § 2 : la réputation ou les droits d’autrui. Pour s’assurer de sa nécessité dans une société démocratique, des faits justificatifs spéciaux sont prévus pour ce délit : l’exception de vérité (art 35 de la loi de 1881), ainsi que la bonne foi, de création jurisprudentielle (Civ. 1ère 17 mars 2011, n°10-11.784). Pour apprécier cette dernière, les juges doivent rechercher si les propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général, s’ils reposent sur une base factuelle suffisante, puis si l’auteur des propos a conservé prudence et mesure dans l’expression et était dénué d’animosité personnelle (Crim, 5 sept. 2023 n°22-84.763).
La Cour EDH reconnaît aux Etats une large marge d’appréciation en matière de liberté d’expression, mais estime toutefois qu’elle peut vérifier la compatibilité de certaines mesures avec l’article 10 de la Convention (CEDH, 15 mai 2023, Sanchez c. France, n°45581/15). Pour vérifier la nécessité de la restriction dans une société démocratique la Cour prend en compte la qualité du requérant, celle de la personne visée par les propos, leur cadre, leur nature et leur base factuelle ainsi que la nature de la sanction infligée au requérant (CEDH, Jérusalem c. Autriche, 27 fév. 2001, n°26958/95). Elle précise néanmoins que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour les restrictions à la liberté d’expression dans les domaines du discours politique ou des questions d’intérêt général (CEDH, Sanchez, précité). De plus, elle souligne qu’une distinction doit être faite entre déclaration de faits et jugement de valeur puisque la matérialité des premiers peut se prouver, alors que les seconds ne doivent simplement pas être dépourvus de toute base factuelle (CEDH, Jerusalem, précité).
C’est dans le cadre d’une affaire politico-financière que la Cour européenne a rendu un arrêt le 5 décembre 2024, dans lequel elle vérifie la compatibilité de la condamnation pour diffamation du directeur du journal Le Point et de deux journalistes, avec l’article 10 de la Convention EDH au sujet d’une publication concernant l’affaire Bygmalion.
Le 27 février 2014, l’hebdomadaire Le Point publia un article concernant les liens prétendument proches de Jean-François Copé, alors président du parti politique de l’UMP et député, avec la société Bygmalion, attributaire de prestations évènementielles, dans le cadre de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy. Le directeur de publication, ainsi que deux journalistes, furent condamnés pour diffamation. Les juges français, pour apprécier la conventionnalité de cette condamnation ont examiné l’excuse de bonne foi. Ils ont estimé que les propos, bien que s’inscrivant effectivement dans le cadre d’un débat d’intérêt général sur le fonctionnement d’un parti politique et le financement des campagnes électorales, ne s’appuyaient pas sur une base factuelle suffisante nécessaire au respect de la déontologie journalistique. Les journalistes apportaient bien la preuve d’une certaine proximité entre M. Copé et les dirigeants de la société Bygmalion mais les éléments de comparaison des comptes de campagne de M. Sarkozy et de l’autre candidat à l’élection présidentielle et les documents faisant état de la dégradation des finances de l’UMP étaient insuffisants pour étayer les accusations de graves malversations ou de manipulation au détriment de l’UMP. Enfin, ils n’ont pas fait preuve de prudence en ne nuançant aucune accusation. Les journalistes furent donc condamnés au paiement d’un euro de dommages et intérêts, à une amende de 1500 euros pour l’un et de 1000 euros pour les deux autres et à la publication d’un communiqué.
Les trois journalistes saisissent la Cour EDH en alléguant la violation de leur liberté d’expression, conduisant à l’examen de l’application par les juridictions internes des trois critères précédemment cités. Le premier critère est rapidement balayé, puisque la loi de 1881 prévoit la diffamation et a déjà été considérée comme respectant les exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises (CEDH, 7 sept. 2017, Lacroix c.France, n°41519/12). Quant au deuxième critère, le délit de diffamation a pour but de protéger la réputation de Jean-François Copé.
La Cour EDH examine plus longuement la nécessité de la mesure. Elle commence d’abord par la qualité de la personne visée par la diffamation ainsi que le cadre des propos. Jean-François Copé était un homme politique et les propos concernaient un débat sur le financement des partis politiques qui est un débat d’intérêt général. La Cour, ensuite, prend en considération la nature des propos et leur base factuelle. Elle considère que les propos constituaient une déclaration de faits, que leur exactitude devait être prouvée, et conclue à l’insuffisance de base factuelle, tout comme les juges internes, en ne voyant pas de raison de se départir de leur appréciation. Elle suit le même raisonnement quant au caractère prudent et mesuré des propos et valide ainsi l’ensemble des critères français qu’elle estime assimilables aux critères de la Cour. Enfin, la Cour considère proportionnées les sanctions infligées aux requérants. Elle conclut donc à la non violation de l’article 10 de la CEDH.
La restriction portée à la liberté d’expression, que constituait la condamnation pour diffamation des trois requérants, est jugée conforme à l’article 10 de la Convention EDH, alors que, dans le contexte de l’affaire Bygmalion, la liberté d’expression était élargie par trois facteurs : la qualité de la personne visée par les propos, homme politique connu, le débat d’intérêt général en cause, ainsi que la qualité des requérants, journalistes « chiens de garde de la démocratie » (CEDH, 27 mars 1996, Goodwin c. Royaume-Uni, n°17488/90).
Finalement, la Cour EDH utilise ces mêmes facteurs pour exiger des journalistes une base factuelle plus développée. En effet, lorsque les journalistes informent sur des sujets d’intérêt général, ils doivent veiller à l’exactitude des déclarations factuelles et respecter la déontologie journalistique, (CEDH, 10 déc 2007, Stoll c. Suisse, n°69698/01), ces critères faisant défaut en l’espèce.
Cette décision se justifie à deux égards. D’un côté, la Cour EDH semble prendre en compte le cadre juridictionnel précis de l’affaire dont la suffisance de la base factuelle a été examinée avec minutie à quatre reprises par des juridictions internes. D’un autre côté, le pouvoir qu’exercent les médias dans la société moderne et l’immense flux d’informations auquel l’individu est confronté (CEDH, Stoll c. Suisse précité) semblent avoir été des éléments importants pour les juges européens. En effet, la société actuelle accorde un fort poids aux propos des journalistes tout en maintenant une méfiance croissante à l’égard des politiciens. La Cour EDH semble alors exiger désormais des journalistes une base factuelle développée quand il s’agit d’imputer à des hommes politiques des comportements suscitant un fort intérêt de l’opinion publique.
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