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L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et le Master Droit des libertés de l’UFR Droit de l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.

Abus sexuels et Église : L’immunité de juridiction appliquée au Saint-Siège

par Elisa LE SAINT
Etudiante en Master Droit des libertés de l’UFR Droit
de l’Université de Caen Normandie

Affaire : Cour EDH, 12 octobre 2021, J.C. et autres c. Belgique, 11625/17

I.- Textes

Convention européenne des droits de l’Homme : Article 6 § 1er

II.- Contexte

Dans un contexte de libéralisation de la parole, plusieurs requérants, affirmant avoir été victimes d’abus sexuels au sein de l’Église lorsqu’ils étaient mineurs, ont saisi la justice belge en 2011. Ils ont introduit une action en responsabilité civile devant le tribunal de première instance de Gand.

Par un jugement d’octobre 2013 le tribunal belge se déclara sans juridiction à l’égard du Saint-Siège. Celui-ci a été confirmé par un arrêt de la cour d’appel en 2016, se fondant sur l’argument juridique selon lequel le Saint-Siège dispose d’une immunité de juridiction consacrée par le droit coutumier international. Cette immunité est un principe de droit international protégeant l’indépendance et la souveraineté des États, ces derniers ne peuvent être poursuivis par les tribunaux d’un autre État. Cela est codifié à l’article 15 de la Convention européenne sur l’immunité des États (1972), mais le Saint-Siège n’en est pas partie, et à l’article 5 de la Convention des Nations Unies sur l’immunité de juridictionnelle des États et de leurs biens (ci-après Convention de 2004). Néanmoins cette dernière ne peut être opposable au Saint-Siège faute de ratifications, elle n’est pas encore entrée en vigueur.

L’immunité vaut pour les actes accomplis dans l’exercice des prérogatives de souveraineté (actes de iure imperii) par opposition aux actes de gestion (actes de iure gestionis), comparables à ceux que pourrait faire une personne privée.

Ici il faut rappeler que depuis les accords du Latran (1929) le Saint-Siège a été reconnu comme un sujet souverain, il entretient des relations diplomatiques et conclut des accords internationaux, lui donnant des caractéristiques comparables à celles d’un État. La question était alors de savoir s’il pouvait bénéficier à ce titre de l’immunité de juridiction. La cour d’appel de Gand répond à la positive en déduisant que le Saint-Siège «jouissait donc de l’immunité diplomatique et de tous les privilèges étatiques existants en droit international en ce compris l’immunité de juridiction» (§8), elle utilise les principes énoncés par la Convention de 2004.

III.- Analyse

Le 2 février 2017, les requérants saisissent la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après Cour EDH) invoquant la violation par la Belgique de l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’Homme (ci-après CEDH) relatif au droit d’accès à un tribunal. Ils soutiennent que l’immunité de juridiction des États ne peut être maintenue dans des cas où sont en jeu des traitements inhumains ou dégradants (violation de l’article 3 CEDH), c’est le cas d’abus sexuels qui sont constitutifs de mauvais traitements. Les victimes invoquent le manque de vigilance et la «politique du silence» de l’Église.

De ce constat, il faut se demander à quelle catégorie les abus sexuels appartiennent. Pour les requérants, les faits reprochés sont des actes de gestion au vu de leur nature ou finalité, sans lien avec la souveraineté de l’Église et ne sont donc pas des actes de iure imperii bénéficiant, eux, de l’immunité. Le gouvernement, lui, soutient que l’octroi de l’immunité au Saint-Siège n’a pas empêché les requérants de voir leur cause débattue car ils ont pu bénéficier de voies de recours : l’action en responsabilité, la procédure d’arbitrage et une plainte pénale toujours pendante. Pourtant ils considèrent que leur indemnisation a été «très limitée» (§48) ce qui justifie le recours devant la Cour EDH.

S’alignant sur les arguments du gouvernement, la Cour EDH a débouté les requérants de leur demande. Pour cela elle raisonne en deux temps. Premièrement, sur les principes de droit international, la Cour reconnaît que les actes et omissions du Saint-Siège en l’espèce sont des actesde iure imperii qui rentrent dans l’immunité de juridiction, comme l’admet la pratique internationale (Voy. Aff. Immunités juridictionnelles de l’Etat, CIJ, 3 février 2012, Allemagne c. Italie). Ensuite, sur la question de savoir si l’immunité peut être levée quand sont en jeu des traitements inhumains, la Cour considère que dans l’état actuel du droit international il n’est pas possible que cette immunité ne bénéfice plus aux États dès lors qu’il s’agit d’affaires de violations graves des droits de l’Homme (§64) (Voy. Cour EDH, déc., 12 décembre 2002, Kalogeropoulou et autres c.Grèce et Allemagne, n° 59021/00). En revanche, la Cour indique qu’un développement du droit international n’est pas exclu.

Deuxième point de son analyse, la Cour EDH reconnaît l’immunité de juridiction des États comme une limitation implicitement admise du droit d’accès à un tribunal, c’est le cas en l’espèce. Elle effectue alors un contrôle de proportionnalité.Concernantle but légitime de l’entrave (§60), la Cour se penche sur le fait qu’une immunité d’État se justifie par le principe par in parem qui prévoit qu’un tel privilège est accordé qu’aux États du fait de leur souveraineté et de leur égalité, et dans une procédure civile cela se traduit aussi par la volonté de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États (Cour EDH, 21 novembre 2001, McElhinney c. Irlande, n°31253/96). Il existe donc bien une entrave mais celle-ci est justifiée pour la Cour.

En outre, celle-ci utilise à plusieurs reprises les termes de «ni déraisonnable, ni arbitraire» pour justifier la motivation de la cour d’appel qui utilise pour rendre sa décision un droit non applicable au Saint-Siège. Elle considère que le litige n’était pas d’une nature telle qu’il tombait sous l’une des exceptions au principe de l’immunité de juridiction des États (conditions fixées par les articles 11 de la Convention européenne sur l’immunité des États et 12 de la Convention de 2004).

Malgré cela, la Cour EDH estime que le rejet de l’action des requérants par la Belgique ne s’écarte pas des principes de droit international généralement reconnus en matière d’immunité des États, et par conséquent la restriction au droit d’accès à un tribunal n’est pas disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis. C’est une non violation de l’article 6 §1 CEDH.

IV.- Portée

Cette décision a une résonance particulière, elle intervient après la publication en France des travaux de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, qui estime à 216 000 les victimes de ces abus depuis les années 50.

C’est la première fois que la Cour EDH avait à se prononcer sur la question de l’immunité du Saint-Siège, elle l’indique clairement (§56). Elle applique une jurisprudence classique à une situation inédite. En rappelant que c’est aux autorités nationales qu’il appartient d’interpréter le droit interne (principe de subsidiarité), et estime que même dans ce genre d’affaires sensibles, cela ne suffit pas à écarter le principe selon lequel on ne peut pas mettre en cause un État pour des griefs qui touchent à ses missions souveraines. Cette décision n’est pas surprenante sur ce point mais la Cour aurait pu faire une exception en faisant primer la protection des droits de l’homme (dont l’obligation de protection des mineurs) sur le droit international public.

La Cour a pourtant conscience que les intérêts en jeu sont très sérieux pour les requérants, il s’agit d’agissements graves d’abus sexuels relevant de l’article 3 CEDH. Sur ce point, la jurisprudence récente de la Cour renforce la protection des mineurs victimes d’exploitation ou d’abus sexuels (Cour EDH, 9 février 2021, N.C c. Turquie, n° 40591/11) sous l’angle de l’article 3 et notamment sur les exigences procédurales relatives aux allégations d’abus sexuels sur des mineurs. Mais ici la Cour EDH explique que les victimes n’étaient pas sans recours, elle reste attachée à la procédure et ne semble pas aller plus loin sur le fond. L’échec de l’action en responsabilité des requérants devant la justice belge résulte, selon elle, de leurs «mauvais choix procéduraux» et non de l’octroi de l’immunité de juridiction au Saint-Siège. En définitive, elle semble peu protectrice face à ce type de contentieux.

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