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L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.
Affaire : Cass. Crim. 8 janvier 2025, n°23-80.226
L’article 10 de la Convention européenne garantit le droit à la liberté d’expression. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, ce droit est un fondement essentiel à toute société démocratique (CEDH, 7 déc. 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n°5493/72). Toutefois, cela ne signifie pas que cette liberté ne connaît aucune limite. L’article 10 lui-même, en son paragraphe 2, pose qu’une ingérence peut être portée à cette liberté d’abord, si celle-ci est prévue par la loi, ensuite, si elle poursuit un but légitime, et pour finir, si elle est nécessaire à une société démocratique. Le juge interne est gardien du respect du droit européen et doit donc veiller à ce qu’une condamnation pénale ne heurte pas la liberté d’expression, en opérant un contrôle de conventionnalité. Si les conditions du paragraphe 2 de l’article 10 ne sont pas réunies, la condamnation sera jugée inconventionnelle.
La Cour EDH examine généralement les manifestations pacifiques sous l’angle de la liberté d’expression, jugée difficilement séparable de la liberté de réunion (Conv. EDH art. 11) (CEDH, 3 févr. 2009, Women on waves et autres c. Portugal, n°31276/05, §28). De plus, elle pose qu’une situation illégale, telle que l’organisation d’une manifestation sans autorisation préalable, ne justifie pas nécessairement une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, notamment en l’absence d’actes de violence de la part des manifestants (CEDH, 15 oct. 2015, Kudrevicius et autres c. Lituanie, n°37553/05, §150).
L’article L.2242-4 4° du Code des transports incrimine le trouble ou l’entrave à la mise en marche ou la circulation des trains et l’article L.6372-4, 4° du même code l’entrave à la navigation ou la circulation des aéronefs. Commises dans le cadre d’une manifestation pacifique, ces infractions constituent-elles une atteinte inconventionnelle à la liberté d’expression ? Telle est la question posée à la chambre criminelle de la cour de cassation dans cette affaire.
Le 24 octobre 2018, une vingtaine de personnes (certaines en fauteuil) ont pris position sur une voie de chemin de fer et bloqué un train, afin de manifester pour le respect des droits des personnes handicapées dans les transports ferroviaires. Le 14 décembre 2018, la circulation aérienne a été interrompue, par un groupe de personnes différentes, pour les mêmes raisons. Les manifestants ont été poursuivis et condamnés à des amendes (en grande partie avec sursis) pour trouble ou entrave à la mise en marche ou la circulation des trains et entrave à la navigation ou la circulation des aéronefs, sur le fondement des articles précités du code des transports, les juges du fond ayant écarté leur défense invoquant leur liberté d’expression politique.
Leurs pourvois en cassation, joints en raison de leur connexité, contestent tout d’abord les déclarations de culpabilité de ces chefs, en ce qu’elles porteraient atteinte à la liberté d’expression (art 10 Conv. EDH), car leurs comportements s’inscrivaient dans une démarche de protestation politique en faveur des personnes handicapées. Les pourvois contestent ensuite distinctement les peines prononcées, qu’ils jugent disproportionnée au regard de cette même liberté.
En premier lieu, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une condamnation pénale peut constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause (Crim. 26 oct. 2016, n°15-83.774 ; Crim. 18 mai 2022, n°21-86.685). Elle rappelle ensuite les exigences s’imposant aux juges du fond lorsqu’un prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression : examiner s’il y a un lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, vérifier le caractère proportionné de la déclaration de culpabilité et de la peine, cela in concreto au regard des circonstances des faits, de la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé. Elle rappelle enfin, citant la jurisprudence de la Cour EDH, que lorsque des manifestants perturbent intentionnellement la vie quotidienne et les activités licites d’autrui, ces perturbations peuvent être considérées comme des « actes répréhensibles » si leur ampleur dépasse celle qu’implique l’exercice normal de la liberté de réunion pacifique (Kudrevicius et autres c. Lituanie, précité, §173).
Dans un second temps, la Cour procède au contrôle de conventionnalité en l’espèce. Elle approuve les juges du fond d’avoir retenu que les faits s’inscrivaient dans le cadre de manifestations pacifiques portant sur unsujet d’intérêt général (les droits des personnes handicapées) relevant ainsi de l’article 10 de la Convention EDH. Elle pose ensuite les critères de proportionnalité à prendre en compte dans le cas particulier de l’affaire : le contexte de la manifestation, le lien direct entre les modalités d’action et l’objet de la contestation, la gravité des faits poursuivis, le comportement des manifestants, l’ampleur des perturbations, les risques et le préjudice causés, le comportement des autorités avant, pendant et après la manifestation, dont les conditions d’une éventuelle interpellation ainsi que les modalités des poursuites. Elle en conclut que les déclarations de culpabilité et les peines ne sont pas disproportionnées. En effet, les faits ont entraîné le blocage d’un train et de la circulation aérienne, engendrant des préjudices certains pour les usagers et compagnies de transport ; le comportement des autorités, pendant et après les manifestations, en l’absence de mesure de coercition, avait été adapté ; enfin la cour d’appel a prononcé des peines d’amende en totalité ou en partie assorties du sursis.Les pourvois sont en conséquence rejetés.
Cet arrêt s’inscrit dans une jurisprudence abondante et variée. Dans de nombreuses affaires, la Cour de cassation a fait prévaloir la liberté d’expression, comme justifiant des infractions variées : escroquerie (Crim. 26 oct. 2016, n°15-83.774), exhibition sexuelle (Crim. 26 févr. 2020, n° 19-81.827), vol (Crim., 22 sept. 2021, n°20-80.489 et Crim. 18 mai 2022, n°20-87.272), attroupement (Crim. 11 sept. 2024, n°23-82.717). Or, en l’espèce, elle approuve au contraire la condamnation pour entrave à la circulation malgré la question d’intérêt général en jeu, liée aux droits de circulation des personnes handicapées.
En affirmant la conventionnalité de la condamnation, la Cour souhaite ne pas banaliser des actes d’une gravité modérée mais qui, sans sanction, pourrait donner l’idée à d’autres de procéder aux mêmes actes. L’arrêt a ainsi aussi une finalité préventive. Toutefois, en jugeant qu’une manifestation concernant un sujet d’intérêt général est répréhensible, alors que la perturbation qu’elle a engendrée est dérisoire, la Cour se montre sévère. Elle estime en effet qu’un retard d’une heure et mille quatre cents euros de préjudice est la limite de l’ampleur que peut prendre une perturbation de la circulation. La Cour fait ainsi le choix de laisser de côté le sujet d’intérêt général que recouvre la situation des personnes handicapées dans les transports, ne laissant que peu d’espoirs aux revendications des prévenus. En fait, elle semble préférer ne pas causer de retard dans la circulation des trains et des aéronefs plutôt qu’offrir une perspective optimiste concernant l’amélioration de la situation des personnes en situation de handicap dans les transports. Un espoir persiste en outre pour les demandeurs dans le fait de pouvoir saisir la Cour EDH.
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