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par Catherine-Amélie CHASSIN
Professeur des Universités – Université de Caen Normandie

Affaire : Cons. const., décision 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, S Air France

I.- Textes

[Pour la clarté de la présente Note, les articles ici mentionnés correspondent à ceux en vigueur depuis le 1er mai 2021, date de la renumérotation des articles du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dit CESEDA].

II.- Contexte

Le droit impose des obligations aux transporteurs (aériens et autres) lorsqu’ils conduisent à la frontière française un ressortissant d’Etat tiers à l’Union européenne dont l’entrée sur le territoire est refusé. La Convention de Schengen du 14 juin 1985 prévoit que sous réserve de l’application des règles du droit international des réfugiés, « si l’entrée sur le territoire […] est refusée à un étranger, le transporteur qui l’a amené à la frontière extérieure par voie aérienne, maritime ou terrestre est tenu de le reprendre en charge sans délai. À la requête des autorités de surveillance de la frontière, il doit ramener l’étranger dans l’État tiers à partir duquel il a été transporté, dans l’État tiers qui a délivré le document de voyage avec lequel il a voyagé ou dans tout autre État tiers où son admission est garantie » (26 § 1, a.). L’Union européenne (UE) a complété l’obligation par la Directive 2001/51/CE du 28 juin 2001.

En droit interne, le Code de l’aviation civile impose aux transporteurs internationaux de contrôler le fait que l’étranger est muni des documents requis en vue d’entrer sur le sol français (art. L.322-2). Si ce contrôle n’est pas assuré, la Compagnie de transport se verra sanctionnée d’une part par une amende pénale de 10.000 euros (CESEDA, art. L.821-6), d’autre part par l’obligation de réacheminer à ses frais l’étranger dont l’entrée en France aura été refusée par les autorités compétentes (CESEDA, art. L.333-3) – obligation de réacheminement qui est elle-même sanctionnée par une seconde amende, cette fois d’un montant de 30.000 euros (CESEDA, art. L. 821-10).

Le Conseil constitutionnel avait déjà précisé que le transporteur doit procéder à un « examen normalement attentif de ces documents », contrôle qui ne saurait s’assimiler à une délégation des pouvoirs de police administrative (Cons. const., décision 2019-810 QPC du 25 oct. 2019, Air France). Ce critère de l’examen normalement attentif est également retenu par le juge administratif (CE, 11 décembre 2020, Air France, n. 427744).

III.- Analyse

Dans le présente cas, c’est sous l’angle de l’obligation de réacheminement que la question émerge : la prise en charge des coûts de réacheminement est analysée par Air France comme une sujétion excessive. L’argument est fondé sur la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (DDHC), qui a valeur constitutionnelle aujourd’hui en France (depuis la décision Cons. const., décision 71-44 DC du 16 juillet 1971, Liberté d’association). L’article 13 DDHC impose l’égalité devant les charges publiques au prorata des capacités, et la compagnie requérante estimait que ce principe était violé par l’obligation de réacheminement.

L’argument est balayé par le Conseil constitutionnel, qui rappelle que si l’adaptation du droit interne au droit de l’UE ne saurait « aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti » (consid. 9), et qu’il « n’est pas compétent pour contrôler la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises » de l’UE (id.).

IV. – Portée

Tout l’intérêt de la présente décision est dans le fait que le Conseil constitutionnel ébauche une définition de ce que sont ces principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France. La difficulté vient ici de l’articulation entre la primauté du droit de l’UE (dégagé notamment par l’arrêt CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. ENEL, aff. 6/64) et la Constitution française, dont l’article 88-1 prévoit que « la République participe à l’Union européenne constituée d’Etats qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». De ce texte, le Conseil constitutionnel avait déduit une obligation constitutionnelle de transposer en droit interne le droit de l’UE, sauf disposition expresse contraire de la Constitution (Cons. const., décision 2004-496 DC du 10 juin 2004, Economie numérique, consid. 7). Effectivement ici, le Conseil rappelle qu’il « n’est compétent pour contrôler la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l’Union européenne, est inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (consid. 13). Dans l’hypothèse où la protection est garantie par le droit de l’UE, elle sera donc garantie par l’intervention des juges européens.

Le Conseil constitutionnel avait cependant un garde-fou : sa compétence est maintenue lorsque la norme de l’UE est incompatible avec la Constitution. Plus précisément, « la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti » (Cons. const., décision 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Droit d’auteur, consid. 19). Mais le Conseil n’avait pas défini ces principes, lesquels pour l’heure n’ont pas été utilisés pour bloquer la primauté de principe du droit de l’UE – rappelons-le, s’impose y compris face aux Constitutions nationales (Voy. CJCE, 11 janvier 2000, Tanja Kreil, C-285/98).

Ce cadre posé, il est possible de mieux comprendre le sens de la décision rendue par le Conseil constitutionnel ce 15 octobre 2021. Revenant sur la notion de principe inhérent à l’identité constitutionnelle, le Conseil fait pour la première fois l’effort d’en cerner les contours. Il estime que « le droit à la sûreté, le principe de responsabilité personnelle et l’égalité devant les charges publiques, qui sont protégés par le droit de l’UE, ne constituent pas des règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France » (consid. 14). Puis il affirme que doit s’analyser en un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France « l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la ‘force publique’ nécessaire à la garantie des droits » (consid. 15), interdiction déduite de l’article 12 DDHC (Voy. déjà Cons. const., décision 2019-810 QPC du 25 oct. 2019, Air France, consid. 11),

Le propos doit être bien compris : le recours à l’identité constitutionnelle de la France n’est utile utile que dans la mesure où il s’agit de bloquer la primauté du droit de l’UE. Dès lors, lorsque les droits sont garantis par l’UE, il n’est pas utile de se fonder sur ces principes. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le considérant 14 : le motif des principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France serait sans intérêt puisque ces droits sont déjà garantis par l’UE, et qu’ils bénéficient à ce titre d’une primauté fondée sur l’article 88-1 de la Constitution.

L’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative pourrait, elle, s’analyser comme un tel principe inhérent à l’identité constitutionnelle. Mais, nous dit le Conseil, la décision de réacheminement est celle des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière, qui effectivement remplissent ici une mission de police administrative. Pour reprendre les mots du Conseil, « les entreprises de transport aérien ne sont tenues, à la requête de ces autorités, que de prendre en charge ces personnes et d’assurer leur transport » (décision 2021-940 QPC, consid. 16).

Reste que, pour la première fois, le Conseil précise le contenu d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.

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