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L’Institut international des droits de l’Homme et de la paix et l’Université de Caen Normandie s’associent pour une série de « Points de vue » exclusifs.

La non-réouverte d’une instruction considérée par le Conseil d’Etat comme une atteinte au principe du contradictoire

par Emma SIMON
Etudiante en Master Droit des libertés de l’UFR Droit
de l’Université de Caen Normandie

I. – Textes

II. – Contexte

Le règlement (UE) n°604/2013 du 26 juin 2013 (« Dublin III ») prévoit qu’un Etat qui reçoit en premier une demande d’asile a l’obligation de prendre en charge ce demandeur. Si le demandeur n’est pas sur le territoire de l’Etat qui a traité sa demande, l’Etat sur lequel il se trouve a un délai de 6 mois pour transférer le demandeur à l’Etat responsable de sa demande.

Dans le présent arrêt, le requérant s’est rendu à la préfecture le 20 février 2018 afin d’obtenir un dossier de demande d’asile. Or, ses empreintes ont déjà été enregistrées par les autorités italiennes lors de son entrée sur le territoire de l’Union Européenne.

La préfecture a donc pris un arrêté pour transférer le requérant aux autorités italiennes, répondant aux obligations du règlement, puis un 2e arrêté ordonnant son assignation à résidence.

Le requérant a demandé l’annulation de ces arrêtés par un recours pour excès de pouvoir, devant le tribunal administratif de Toulouse. Le Tribunal, par un jugement du 22 octobre 2018, rejette sa demande. La Cour administrative d’appel de Bordeaux a suivi ce jugement par un arrêt du 3 octobre 2019. Le requérant a donc formé un pourvoi devant le Conseil d’Etat en demandant l’annulation de l’arrêt du 3 octobre 2019.

III. – Analyse

Dans cet arrêt du 4 novembre 2021, le Conseil d’Etat a déclaré irrecevable le pourvoi contre l’arrêté du transfert et d’annuler l’arrêté d’assignation à résidence.

S’agissant du pourvoi portant sur le transfert du requérant, le Conseil d’Etat l’a déclaré irrecevable. Selon l’article 29 du règlement, il y a un délai de 6 mois pour transférer le demandeur de l’Etat requérant, en l’espèce la France, à l’Etat responsable, l’Italie qui a l’obligation de prise en charge du demandeur. Ce délai peut être allongé jusqu’à 18 mois lorsque la personne concernée est en fuite. Lorsque ce délai est dépassé et que le transfert n’a pu avoir lieu, l’obligation de traiter la demande d’asile incombe désormais à l’Etat requérant.

Dans le cas présent, même si ce délai a été rallongé de 18 mois après la fuite du demandeur et qu’il a été interrompu par la saisine du tribunal administratif, il était expiré lorsque l’intéressé a saisi le Conseil d’Etat. La France est donc devenue responsable du traitement de la demande d’asile du requérant. Le transfert n’a plus lieu d’être du fait de la prise en charge de la demande de protection par la France, ce qui prive ainsi le litige d’objet et rend ce pourvoi irrecevable.

Concernant ensuite l’arrêté sur l’assignation à résidence, le Conseil d’Etat valide le fondement de la demande d’annulation du requérant car le principe du contradictoire n’a pas été respecté.

En effet, « l’instruction des affaires est contradictoire » (article L5, CJA). Dans la procédure administrative, les parties doivent déposer des requêtes et mémoires auprès du greffe afin qu’ils soient communiqués aux autres parties (article R611-1, CJA). Après la clôture de l’instruction, les mémoires ne peuvent plus être communiqués, sauf si l’instruction est réouverte (article R613-3, CJA).

Dans cette affaire, le seul mémoire en défense de la préfecture n’a été enregistré au greffe que 3 jours avant la clôture de l’instruction,n’a été communiqué au requérant que le jour même de la clôture et mis à sa disposition le lendemain. Le requérant a tout de même fourni un mémoire en réplique, avec des éléments nouveaux, mais la cour administrative d’appel ne l’a pas pris en compte et n’a pas réouvert l’instruction.

Pour ces motifs, le Conseil d’Etat en a conclu que le caractère contradictoire de la procédure a été méconnu. La demande d’annulation de l’arrêté concernant l’assignation à résidence est donc fondée.

IV. – Portée

Dans cet arrêt, nous pouvons distinguer d’une part l’arrêté sur le transfert qui concerne surtout le délai de transfert, et d’autre part le non-respect du principe du contradictoire dans cette procédure qui va entrainer l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d’appel.

Au sujet du transfert d’un demandeur, cet arrêt continue d’appliquer sa jurisprudence, reprenant les termes de décisions précédentes, concernant l’interruption et l’expiration du délai pour transférer un demandeur, dans le cadre du règlement du 26 juin 2013.

En effet, dès lors que le transfert n’est plus possible dû à la délégation de la responsabilité à l’Etat français, le Conseil d’Etat constate que le litige est privé d’objet (CE, Avis, 28 mai 2021, TA de Cergy-Pontoise, n°45034).

S’agissant des modalités du délai du transfert, l’article 27 du règlement dispose que les Etats membres doivent prévoir dans leur droit national des dispositions sur la suspension du transfert suite à l’introduction d’un recours devant une juridiction. En combinant cette disposition et le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, le Conseil d’Etat en résulte que le délai du transfert d’un demandeur d’asile doit être interrompu lorsqu’un recours devant un tribunal administratif est engagé, et que ce délai « recommence à courir intégralement à compter de la date à laquelle le tribunal administratif statue » (CE, Ord., 24 septembre 2018, Kahsay et Teweldebrehan, n°420708). Mais cette interruption n’est pas transposable pour l’appel « Ni le sursis à exécution du jugement accordé par le juge d’appel ».   

L’année suivante, le Conseil d’Etat va remplacer la date à laquelle le tribunal administratif statue par « la date de notification à l’autorité administrative du jugement du tribunal administratif » (CE, Ord., 27 mai 2019, Ministre de l’Intérieur, n° 428025 et n° 421276).

En ce qui concerne le principe du contradictoire, il n’échappe pas à la procédure administrative. La Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après Cour EDH, le reconnait même comme un aspect fondamental du droit au procès équitable de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Cour EDH, 18 février 1997, Nideröst-Huber c/ Suisse, n° 18990/91).

En droit administratif, les requêtes et mémoires des parties doivent être déposés avant la clôture de l’instruction s’ils veulent être communiqués aux parties, excepté quand le juge rouvre l’instruction (article R613-3, CJA). Rouvrir une instruction pour le président de la formation de jugement est assez souple en ce qu’il faut une décision, non motivée et ne faisant pas l’objet de recours (article R613-4, CJA).

Dans cet arrêt, nous pouvons nous demander pourquoi la cour administrative d’appel n’a pas décidé de rouvrir l’instruction sachant que la juridiction elle-même n’a mis à la disposition du requérant l’unique mémoire en défense que le lendemain de la clôture. Le requérant n’avait donc pas le choix de délivrer son mémoire en réplique qu’après la clôture de l’instruction. De plus, la cour administrative d’appel ne va pas tenir compte de ce mémoire alors qu’il présentait des éléments nouveaux.

La massification du contentieux administratif peut en être une explication. Avec l’augmentation du contentieux, les juridictions ont moins le temps d’instruire, de délibérer et de décider. Mais dans le cas présent, cela se fait au détriment du principe du contradictoire. C’est pourquoi le Conseil d’Etat demande aux parties de ne pas attendre la clôture de l’instruction pour présenter leurs mémoires, afin que les juridictions prennent en compte ces éléments et ainsi ne pas rallonger l’affaire.

Le principe est la faculté du juge de rouvrir l’instruction lorsque des éléments sont produits après la clôture de l’instruction. Mais dans le cas où cet élément ne pouvait être présenté avant la clôture et « qui est susceptible d’exercer une influence sur le jugement de l’affaire », le juge doit en tenir compte sous peine d’irrégularité de sa décision.  (CE, Sect., 5 décembre 2014, n°340943).

Ici, le Conseil d’Etat constate l’irrégularité de la procédure sous l’angle du caractère contradictoire. Il va aussi plus loin en fondant cette irrégularité sur le refus du juge de tenir compte du mémoire en réplique et le refus du rouvrir l’instruction.

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